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Herman Melville Le mythe primordial de l’aventure

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Les Européens, et particulièrement les Français, ont été longs à découvrir Herman Melville, un des plus prodigieux écrivains du siècle dernier. Il leur semblait « étranger », tant la fracture commençait à se creuser entre le Nouveau Monde et le Vieux Continent, conséquence inéluctable du geste des insurgents soulevés contre la couronne britannique. Que ces républicains aient alors reçu le renfort de la monarchie française n’est pas un des moindres paradoxes de l’histoire… Pourtant, Melville appartient à une Amérique qui nous est encore très proche ; son univers héroïque s’inscrit dans notre héritage « barbare » du haut Moyen-Âge. Le pessimisme y règne avec le courage, le goût du risque, l’aventure en un mot. C’est un monde de pionniers, de marins, de voyageurs, plus proches qu’on ne le croirait de ces lointains ancêtres qui furent chevaliers, moines ou artisans.

La vie même de Melville s’inscrit dans le sillage des Vikings. À un millénaire de distance, il fut hanté par ce besoin irrépressible de découvrir ce qui se cache au-delà de l’horizon.

Il sut transcrire ses aventures et ses impressions en des récits qui apparaissent comme fondateurs d’un véritable mythe. L’auteur de Moby Dick s’impose ainsi comme une sorte de géant, initiateur de ces récits de voyages qui trouvent au crépuscule du XXe siècle, la ferveur d’un nouveau public.

Quand naît à New York, Herman Melville, le 1er août 1819 — par un prodigieux hasard, le même jour que le futur poète Walt Whitman — les États-Unis n’ont pas encore entamé cette longue marche vers le reniement du passé qui marquera leur entrée dans la civilisation marchande et l’impérialisme universel.

On y cultive même ce goût typiquement européen pour la généalogie, science qui marque la primauté absolue du sang ancestral sur le sol assujetti. Le major Thomas Melvill (sans e final), son grand-père paternel, est de ceux qui, en 1773, expédièrent dans l’eau saumâtre du port de Boston une cargaison de thé anglais, geste qui préluda au soulèvement et à l’indépendance. Le général Peter Gansevoort, son grand-père maternel, ami du romancier Fenimore Cooper, participa à toutes les guerres contre les colons britanniques et les Indiens révoltés.

Le père du futur écrivain, un des onze enfants du major, animait une affaire d’importation ; déjà le négociant succédait au pionnier. Pente fatale. Tout cela se terminera par une faillite et le départ de la famille pour Albany.

Orphelin de père à treize ans, le jeune Herman doit travailler. Le voici employé de banque, puis maître d’école. À vingt ans, il s’embarque.

Commencent alors de singulières pérégrinations maritimes, dont on trouvera bien des échos dans ses livres.

Le premier roman se nomme Taïpi et le second Omoo. C’est la transposition littéraire d’aventures vécues pendant quatre mois aux îles Marquises. Le jeune marin inaugure ainsi cette littérature des mers du Sud que vont illustrer un jour un London ou un Gerbault. On y lit en filigrane le combat entre nature et culture.

À l’inverse du rôle que vont jouer ses compatriotes, un siècle plus tard, dans leur volonté de soumettre tous les hommes aux lois d’un même marché mondial, Melville défend le droit de chaque peuple à rester fidèle à lui-même. Au sein des tribus guerrières polynésiennes — quelque peu cannibales d’ailleurs — cet Américain d’origine anglaise et batave se découvre lui-même. Aventurier, certes, mais aussi écrivain.

Herman épouse Elisabeth Shaw en 1847, publie Mardi, Redburn et White Jacket — toujours des récits des mers australes — achète une ferme dans le Massachussetts, à Pittsfield, et continue à écrire. Il n’a pas trente ans quand il rédige, en quelques mois, Moby Dick. Ce récit de la lutte entre le capitaine Achab et une étrange baleine blanche, publié en Amérique en 1851, va reposer à des profondeurs abyssales avant de ressurgir à la surface. Ce sera seulement près d’un siècle plus tard, en 1941, au cours de la Seconde Guerre mondiale, que le public français pourra enfin découvrir ce fascinant récit. Il ne faudra pas moins de trois écrivains pour venir à bout de la traduction de ce conte océanique et apocalyptique. L’un de ces traducteurs, Jean Giono, publiera en 1943 un bel essai, Pour saluer Melville, dans lequel il place l’auteur américain à sa véritable place : celle d’un prodigieux créateur de mythes.

Tout le monde connaît aujourd’hui cette histoire, d’autant qu’elle a été popularisée au cinéma par John Huston, en 1956 — sans être d’ailleurs trop trahie.

Melville utilise, une fois encore, ses propres souvenirs. Mais il leur donne une dimension épique, qui lui vaut une place de choix parmi les grands écrivains romantiques du XIXe siècle. On a parlé de poème en prose, ce qui n’exclut pas la précision quasi ethnographique de certaines scènes.

En poursuivant Moby Dick, la baleine blanche, l’équipage du Pequod, parti de Nantucket, se livre finalement à une véritable « queste du Graal ». Ce sont d’étranges matelots que réunit le capitaine Achab, dont une des jambes, jadis dévorée par le monstre marin, est remplacée par un pilon d’ivoire poli provenant de la mâchoire d’un cachalot. Pris dans une même aventure, ces hommes n’en sont pas moins tous différents, comme s’ils représentaient en négatif les chevaliers errants de quelque Table Ronde, voués à la violence et à la mort.

Moby Dick, c’est l’histoire d’une vengeance qui tourne au drame et ramasse toute l’aventure de l’humanité à la recherche d’un absolu sans cesse fuyant. Cette poursuite ne peut se terminer que par une catastrophe inéluctable.

Melville illustre, comme peu d’écrivains, le grand thème du pessimisme — qui n’est pas le désespoir. Il faut vivre et se battre, sans illusion et sans faiblesse. Cet Américain a parfaitement assimilé la salubre leçon des anciens Grecs et des Islandais. Dans cette « saga » du capitaine Achab et de ses marins, tous savent que leur destin est inexorable et tragique. Mais aucun ne songe à s’y dérober.

La baleine devient un symbole. Elle appartient au monde de la glace et du feu. Comme l’a remarqué Jean-Jacques Mayoux, dans son petit livre sur Melville, elle devient divinité solaire.

Pour le matelot Ismaël, en qui l’on peut reconnaître l’auteur lui-même, Moby Dick évoque le taureau blanc qui courtise Europe et qui est Zeus lui-même.

Achab, lui, peut être vaincu, il ne sera pas détruit. Héros indompté, le capitaine du navire baleinier est le type même du personnage prométhéen, le héros qui dérobe le feu. Et comment ne pas y voir une transposition du Sigurd Scandinave (le Siegfried germanique) affrontant le dragon ?

Le Pequod peut se perdre corps et biens. Sa navigation est immortelle. Elle est la destinée même de l’homme sur cette terre. Melville n’a que trente-deux ans quand paraît ce livre. Il lui reste à vivre de longues années de lutte et de misère. Il publie, voyage, découvre l’Europe et l’Orient, franchit le cap Horn. Puis, pendant plus de trente ans, il va garder le silence.

Après sa mort, le 28 septembre 1891, on retrouvera un manuscrit qui restera très longtemps encore inédit : Billy Bud, gabier de misaine. L’action se passe lors des grandes mutineries de la Royal Navy de 1797. Là encore, l’histoire se termine mal, puisque le héros — innocent — finit pendu à la grande vergue de son bâtiment. La loi est implacable.

Melville décrit encore un échec. Mais, chez lui, toute épreuve est fondatrice d’un ordre nouveau : « Celui qui n’a jamais connu l’échec, cet homme-là ne peut être grand. L’échec est la véritable épreuve de la grandeur. »

Jean Mabire.