Aller au contenu principal

Hugo Pratt Corto et l’aventure de notre siècle

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

S’il n’a pas limité sa prodigieuse galerie de personnages au seul Corto Maltese, l’écrivain-dessinateur Hugo Pratt n’en a pas moins noué avec son héros (ou anti-héros, peu importe) des liens si étroits que leurs aventures — vécues ou rêvées — parfois se confondent. Nul ne s’est d’ailleurs davantage amusé à brouiller les pistes que ce Vénitien amateur de masques, tous révélateurs d’une hérédité chargée, qui nous a quitté, après être devenu l’incontestable numéro un de la bande dessinée que l’on pourrait qualifier d’européenne, face à l’impérialisme d’une Amérique septentrionale avec laquelle il était plutôt brouillé depuis l’indépendance de 1783.

Jusqu’à ce qu’il impose son personnage emblématique, Hugo Pratt fut lui-même un aventurier dans tous les sens du terme. Il avait été, en sa prime jeunesse, enfant-soldat du rêve colonial italien et de l’illusion fasciste. Il en restera marqué à jamais, haïssant la guerre, mais ébloui par les guerriers de tous les pays en leurs pittoresques uniformes. Le prodigieux succès qu’il finit par connaître, il y a un quart de siècle, ne doit pas faire oublier les longues et dures années au cours desquelles, à l’autre bout du monde, il forgea le style qui allait devenir le sien. Peu d’hommes allaient se révéler aussi habiles tant dans l’utilisation de toutes les transparences de l’aquarelle que dans la brutale opposition des noirs et des blancs. Par ailleurs, il n’avait pas pour habitude de renier les amis qu’il s’était choisis.

S’il fut lui-même homme d’une originalité si absolue qu’elle en devenait parfois déconcertante, Hugo Pratt savait bien tout ce qu’il devait à une hérédité à laquelle, pas plus qu’un autre, il ne pouvait échapper. Un des (petits) drames de sa vie était d’être né, non pas à Venise, mais un peu plus au sud sur la côte de l’Adriatique, à Rimini très précisément, le 15 juin 1927.

Il se voudra pourtant Vénitien, avec une passion d’enracinement dans la cité de Saint-Marc, qui jamais ne se démentira au cours de ses errances, de la Patagonie à l’Éthiopie.

On imagine mal famille plus extraordinaire.

Du côté paternel, le grand-père, Joseph Pratt, est un Britannique, d’origine anglo-normande et galloise, dont les ancêtres se sont fixés en France après la révolution de 1688. Il choisit de quitter Lyon pour Venise, où son fils Rolando sera autant attiré par les adeptes des sociétés secrètes que par les « chemises noires ».

Du côté maternel, le grand-père Eugenio Gennero est 50 % juif et deviendra 100 % fasciste. Pédicure et poète dialectal, il va fonder le premier « faisceau de combat » mussolinien à Venise et épousera une Vénitienne d’origine turque.

Le jeune Hugo va donc grandir entre un père partisan de l’ordre nouveau et une mère éprise de cartomancie et fort liée aux milieux israélites de sa ville natale, ce qui ne l’empêchera pas de faire baptiser son unique enfant dans la religion catholique.

Toute la destinée de cette famille italienne, pour le moins singulière, va basculer en 1936 quand Rolando Pratt part pour l’Abyssinie, suivi l’année suivante, de sa femme et de leur fils de dix ans.

Hugo n’a que quatorze ans quand il est enrôlé, en 1941, dans la police coloniale chargée d’imposer l’ordre romain aux anciens sujets du Négus.

À l’arrivée des Alliés, il va se retrouver, en compagnie de sa mère, dans un camp de concentration, sous la surveillance de tirailleurs sénégalais de la France libre. Si l’adolescent et sa mère sont rapatriés en Italie, le père, lui, meurt en captivité.

De retour en Europe, Hugo doit intégrer une école militaire. À la chute du fascisme, il rejoint Venise, où il sera emprisonné pendant quelques jours par les Allemands qui finissent par l’enrôler dans leur police maritime ! Il n’y restera pas plus de trois semaines et parviendra à franchir les lignes pour rejoindre les Alliés. À la fin de la guerre, il a réussi à servir dans leurs rangs chez les Polonais, les Écossais, les Canadiens et les Américains…

Démobilisé à moins de dix-huit ans, après avoir montré d’indéniables dons d’interprète et de comédien, il se lance dans l’aventure de la toute naissante bande dessinée italienne.

En 1949, il s’embarque pour l’Argentine, où il restera une bonne douzaine d’années, dessinant des milliers de planches. Il n’est pas encore son propre scénariste et doit travailler sur des histoires imaginées par d’autres.

Après de dures années de travail entre le Brésil et l’Angleterre, il va enfin connaître la renommée, la fortune et la gloire, en 1970, avec le personnage de Corto Maltese.

Il travaille alors au journal Pif, proche du Parti communiste, mais son idéologie libertaire, anarchiste et héroïque tout ensemble, ne tarde pas à le rendre suspect aux yeux des vieux bolchos.

Si Corto Maltese connaît un succès foudroyant et devient un des plus solides piliers des éditions Casterman, c’est qu’il possède une dimension fort insolite. Il traverse toutes les situations, à commencer par les plus dangereuses, avec un mélange d’ironie et de courage qui le classe aussi loin des bravaches que des prudents. Il sait, mieux que nul autre, prendre ses distances, ce qui est de nos jours une vertu assez rare. Il met une sorte de point d’honneur à rester insaisissable, tout en ne refusant jamais de s’engager dans les aventures les plus risquées. Ce qui l’anime est sans doute une inlassable curiosité qui le pousse à emprunter les sentiers les plus vertigineux, ceux sur lesquels il va rencontrer « le courage et la peur », comme disait Drieu.

La grande trouvaille romanesque d’Hugo Pratt est de mêler sans cesse la fiction et le réel, le rêve et l’action, et d’entraîner Corto Maltese partout où il s’est passé quelque événement volcanique en notre siècle (plus exactement entre 1900 et 1924). C’est dire si la route de ce marin à nul autre pareil va croiser celles de personnages extraordinaires : Gabriele D’Annunzio, Butch Cassidy, Joseph Conrad, Enver Pacha, Paul Gauguin, Ernest Hemingway, Hermann Hesse, James Joyce, Lawrence d’Arabie, le général von Lettow-Vorbeck, Jack London, John Reed, Joseph Staline, Ungern-Sternberg, Pancho Villa et tant d’autres qui auraient été bien surpris de se retrouver dans des albums de bande dessinée.

Ce dernier terme recouvre une certaine ambiguïté sur laquelle le séduisant Vénitien tenait à s’expliquer : « Je suis un auteur, un auteur de littérature dessinée. Et dans l’intrigue, j’aime beaucoup les dialogues… Mon dessin cherche à être une écriture. Je dessine mon écriture et j’écris mes dessins. »

Les descriptions deviennent visuelles. Mais les répliques n’en sont que plus irremplaçables. D’où parfois le côté sentencieux des affirmations de Corto.

La règle de vie que Pratt s’est fixée dès le début de sa carrière tient en une phrase : « J’aime faire découvrir des choses aux gens. » Il demeure chez lui beaucoup de l’émerveillement du jeune colonial qui découvre des civilisations lointaines et les regarde avec l’âme fraternelle d’un Monfreid, autre « Éthiopien » que l’on qualifia parfois, comme Corto, de « pirate ».

Ce goût, que ne cachait guère Hugo, pour les hors-la-loi est peut-être le trait le plus caractéristique — et le plus sympathique — de sa vie et de son œuvre, si inextricablement mêlées.

Celui qui a attendu la cinquantaine pour devenir célèbre dans le monde entier et qui devait réaliser une vingtaine de milliers de planches s’est peu à peu persuadé qu’un des rôles de la bande dessinée pourrait être de « créer les grands mythes contemporains ». Qu’il nous les restitue à travers les violences fondatrices de l’histoire n’est pas le moindre aspect de son génie.

Jean Mabire.