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Jacques Boulenger Autour de la Table ronde

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

II est des écrivains injustement méconnus. Il arrive même que leur nom soit oublié alors que leur travail leur survit. C’est sans doute le cas de Jacques Boulenger, dont on ignore trop qu’il fut le grand adaptateur en français moderne des romans de la Table ronde.

Grâce à lui, les plus authentiques chefs-d’œuvre du monde celto-nordique nous deviennent familiers. Ce qui appartenait à nos peuples de l’Occident médiéval leur est superbement restitué.

Il ne faudrait pas oublier que ce cycle monumental, aujourd’hui réuni en quatre volumes, n’est qu’un aspect de l’œuvre d’un écrivain à qui l’on doit une bonne quarantaine de livres, dont les premiers sont parus au début de ce siècle, alors que, jeune historien, il faisait une belle entrée dans le monde de l’érudition et de la littérature. Car Jacques Boulenger se révéla un « honnête homme » dans tous les sens du terme, montrant une curiosité inlassable. Il fut chroniqueur familier du Grand Siècle comme du Second Empire, romancier et conteur, journaliste et voyageur émerveillé par les îles grecques, critique littéraire, gastronome, mémorialiste, philosophe, pamphlétaire, grammairien et même anthropologue.

Il s’interrogea avec passion sur la réalité profonde d’un pays qu’il avait courageusement servi comme aviateur pendant la Grande Guerre. En se demandant d’où venait « le sang français », il abordait là, sans haine et sans crainte, un sujet plus scientifique que polémique. Il n’en fut pas moins inscrit sur la liste noire des épurateurs et mourut à l’automne 1944.

S’il est né à Paris, le 27 septembre 1879, Jacques Boulenger n’en est pas moins de famille paternelle normande de la côte du pays de Caux – Dieppe et Fécamp – avec quelques attaches dans le Cotentin et le Bessin du côté de Bayeux. Descendant de cultivateurs et d’artisans de village, son père était avocat. Sa mère, fille d’un grand carrossier, était originaire de Lorraine.

Un grand-père passionné d’archéologie orienta le jeune Jacques — tout comme son frère Marcel — vers les études historiques. Brillant élève de l’École des Chartes, puis aide-bibliothécaire à Sainte-Geneviève, Jacques Boulenger publie son premier livre dès 1903, alors qu’il n’a pas encore vingt-quatre ans. Le sujet en est austère : Les protestants à Nîmes au temps de l’Edit de Nantes. Cette thèse, d’allure encore très universitaire, sera suivie de livres que l’on dirait de vulgarisation : ce n’est pas rien pour un historien scrupuleux de séduire un vaste public. D’ailleurs, il est naturellement élégant. En témoigne son livre Les Dandys sous Louis-Philippe, qui sera suivi par Les Tuileries sous le Second Empire et Dans la vieille rue Saint-Honoré.

Il ne se cantonne pas à un XIXe siècle qu’il connaît encore par tant de témoignages directs. Il se révèle aussi bon connaisseur du XVIe siècle, avec un Rabelais qui fera autorité, et surtout du XVIIe siècle, écrivant, avec Le Grand Siècle, un de ses meilleurs livres.

Un des premiers sur le continent, il s’intéresse à ce que les insulaires nomment « sport » et écrit un singulier ouvrage sur Les Animaux de sport et de combat. Lui-même pratique l’escrime et l’équitation, se classant dans le peloton de tête des amateurs.

Ce jeune homme bien doué et bien élevé à déjà publié une dizaine d’ouvrages quand survient la guerre de 1914. Il a près de trente-cinq ans. Le voici, malgré son âge, fantassin dans les Flandres. Simple soldat ou caporal. Il est blessé le 16 novembre 1914 à Boesinghe, puis au début de février 1915 à Het Sas et une troisième fois, toujours en février, devant Bixchoote. Evacué, il retourne au front encore convalescent, tombe gravement malade et, plutôt que se faire réformer, demande à passer dans l’aviation, comme son ami du temps de paix, le poète italien D’Annunzio. Sous-lieutenant pilote, il est à nouveau blessé en combat et termine la guerre capitaine, avec la Légion d’honneur et quatre citations. De cette vie dangereuse où le patriotisme ne va pas sans panache, il ramènera un beau récit de guerre : En escadrille.

Représentant lyrique de ces hommes qui constituent ce qu’on nomme « la génération sacrifiée », il reprend sa carrière littéraire. Journaliste, il devient critique dramatique au Nouveau Siècle puis rédacteur en chef de L’Opinion, ce qui ne l’empêche pas de multiplier romans (Miroirs à deux faces ou Les Soirs de l’archipel), récits de voyage (Corfou, l’île de Nausicaa), histoire littéraire (Marceline Desbordes-Valmore, sa vie et son secret ; Au pays de Gérard de Nerval), s’intéressant aux classiques (L’affaire Shakespeare) comme aux modernes (Toulet au bar et à la poste).

Il est aussi apprécié comme critique (les trois volumes intitulés Mais l’art est difficile). Avec son ami et complice André Thérive, ancien combattant comme lui, il fonde un pseudo-cénacle littéraire, dont ils sont les uniques membres et publient en 1924 sous le titre Les soirées du grammaire-club, un remarquable petit volume tout entier consacré à la défense de la langue française.

Thérive dira de leur collaboration : « Il paraissait à tous ceux qui l’approchaient un Français typique, passionné et ironique, chevaleresque et méfiant, aussi riche de générosité dans le cœur que de générosité dans l’esprit, mais toujours soucieux de n’être pas dupe des préjugés et des intrigues. »

Il fait montre de vues singulières, qui paraissent parfois hérétiques dans un pays qui se dit « latin ». Contredisant Maurras et Daudet, il n’hésite pas à affirmer : « S’il est naturel que des Provençaux et des Languedociens se sentent parents prochains des modernes Latins, il l’est non moins qu’un Normand se trouve beaucoup moins cousin d’un Italien que d’un Anglais. Pour moi (qui suis de Normandie), les pays méditerranéens, en dépit de Bohémond, me sont plus étrangers, à tous les points de vue, intellectuels et sociaux, que ceux de la Manche. »

Cette passion pour le monde celto-nordique poussera cet ancien élève de l’École des Chartes à s’intéresser aux célèbres et alors trop ignorés romans de la Table ronde. Il décide d’en donner des versions en français moderne et de rendre aussi populaires ces livres sortis de la plus haute imagination lyrique de notre monde.

Son ancien maître, Joseph Bédier, rappelle, dans sa préface, que Jacques Boulenger, en plus de son érudition, possédait un atout précieux : son style, et qu’il avait naguère écrit : « La race se marque dans le style par un certain tour vif, naturel, aisé, attique ou extrêmement français (c’est tout de même) qu’on y a de naissance et qu’on n’acquiert jamais ; par une façon inimitable de couper, d’agencer ses phrases, de choisir des tournures, ses expressions, ses mots mêmes, de manière que tout ait d’abord un air “de chez nous”, populaire ensemble et royal à force d’aisance, un je ne sais quoi de fort mais de léger, de traditionnel et de neuf, de vieux comme notre patrie et de jeune comme elle. »

Ce disciple de Merlin et ce fidèle du roi Arthur, ancien aviateur fort marqué par le sacrifice de ses camarades, est homme à sacrifier sa carrière littéraire à ses idées politiques. Il croit trouver la synthèse de la droite et de la gauche, dès avant la guerre, au Parti populaire français, où il retrouve un homme comme Drieu La Rochelle, dont il partage les origines, l’itinéraire et les idées.

Critique littéraire au Cri du peuple et à Je suis partout, il publie en 1943, aux éditions Denoël, son étude, Le Sang français, se marquant à jamais. C’était aborder des problèmes qui allaient être occultés pour longtemps.

Cette interrogation passionnée sur les composantes de l’ethnie française se voulait hors de toute polémique. Elle vaudra pourtant à Jacques Boulenger d’être inscrit sur la liste des écrivains « à épurer ». Il en mourra de chagrin, autant que d’une crise cardiaque, le 22 novembre 1944, moins de trois semaines après le docteur Carrel, à qui était advenue la même mésaventure.

Jean Mabire.