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Jacques de Ricaumont Aristocratie et mondanités

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Le comte Jacques de Ricaumont eût sans doute aimé ce symbole : mourir un jour de fête ! Il nous a quittés le 1er janvier 1996, s’efforçant de ne pas troubler, par l’annonce de sa disparition, une date vouée à l’espérance et au plaisir.

Son départ a fait d’autant moins de bruit dans la république des Lettres qu’il y occupait une place à part, celle d’un monarchiste impénitent et d’un catholique traditionnel.

Plus connu comme chroniqueur que comme romancier, il a collaboré à des organes de presse aussi dissemblables que Le Figaro ou Pas de panique, apportant sur chaque petit événement de l’actualité un regard original, parfois aux limites de la provocation souriante. Car il avait de fortes convictions et ne les cachait point, ne craignant même pas, à l’occasion, de se réclamer du camp de ces réprouvés qui suscitent la réprobation unanime de l’établissement médiatique.

Cet aristocrate, qui aimait recevoir les grands de ce monde avec le panache un peu ostentatoire d’un seigneur de l’Ancien Régime, n’en était pas moins séduit par ce qu’on nomme avec dédain le « populisme », c’est-à-dire, d’abord, le mépris du bourgeois et des « valeurs » de la civilisation marchande. Il aimait le style noble, précieux, un peu maniéré parfois, et prolongeait à notre époque un art du bien-écrire que l’on pouvait trouver démodé, mais qui n’en demeure pas moins irremplaçable souverain.

Mort à quatre-vingt-deux ans, ce personnage singulier fut de nos amis. C’est dire si nous sommes disposés à beaucoup lui pardonner. Ne pourrait-on en effet lui faire reproche de ne pas avoir publié davantage et d’avoir préféré l’art de la conversation à celui de l’écriture ? Il y a, dans cette attitude, beaucoup de nonchalance et un peu de dédain.

Pourtant, il savait comme pas un tourner ses phrases dans une langue superbe, qui semblait parfois un pastiche des meilleurs écrivains de ce XVIIIe siècle auquel il était tant attaché. Il écrivait à merveille sur des riens et tirait les étoiles de ses feux d’artifice pour le seul plaisir de faire beaucoup de bruit et de brillant.

Philosophe à sa manière, cet écrivain, né à l’aube de la Première Guerre mondiale, détestait la pesanteur et maniait la préciosité avec l’adresse consommée et surprenante d’un maître de ballet, si ce n’est parfois d’un ironique montreur de marionnettes.

De ses livres, on retiendra surtout deux essais et deux « romans » (les guillemets s’imposent). Nous en reparlerons.

Homme de salon et de coulisse plutôt que de plein air et de grand vent, il se situe fort loin de ces gentilshommes campagnards naguère décrits, avec quelle familiarité, par un La Varende. Lui, il était Parisien. Pas de bonne terre glaiseuse sous ses semelles, mais la poussière ténue des salons où les feux de bois tirent mal dans des cheminées trop étroites.

Il fut « Faubourg Saint-Germain » autant qu’on pouvait l’être, plus soucieux de désinvolture et d’émerveillement que de cette application à laquelle on reconnaît les gens sérieux et les intrigants.

Il était plus soucieux de décerner des prix littéraires que d’en recevoir, préférant se mettre au service des autres que de faire étalage d’érudition ou de suffisance.

Il ne cachait pas sa passion pour deux écrivains qui furent, pour lui, bien davantage que les maîtres d’écriture, des exemples d’attitude. Il pensait que le style le plus nécessaire est le style de vie et qu’il importe d’affronter l’existence avec autant de lucidité que d’humour.

Ces deux écrivains, ce sont — on l’aura vite deviné — Marcel Proust et Oscar Wilde. Beaucoup de génie et un peu de scandale pour le premier. Beaucoup de scandale et un peu de génie pour le second. C’est là un mélange explosif auquel leur disciple va se montrer plus sensible qu’un autre.

Malgré l’absence de particule, ces deux auteurs sont des mondains, parfaitement à l’aise dans une société aristocratique qui s’extasie sur leur originalité. Ils sont tout le contraire de parvenus et sont trop ambitieux pour se croire un jour « arrivés ». Ils règnent par la magie des mots, par l’élégance et par ce qu’il faut bien appeler le snobisme, cette vertu qu’un Jacques de Ricaumont passera sa vie à défendre et à illustrer.

Cette vie se situe étrangement hors de l’histoire d’un siècle de bruit et de fureur. Ses champs de bataille, ce furent les salons, où se pratique un subtil dosage d’invitations, de mondanités, de conversations.

Son petit essai Éloge du snobisme, qui ne fait pas cent pages, situe fort bien quelles furent ses préoccupations essentielles et repose sur une notion très exacte de l’indispensable hiérarchie : « L’aristocrate est beaucoup moins susceptible que son inférieur, parce que son rang, dont il est sans doute trop imbu pour en être infatué, lui interdit d’être mesquin. Il est d’ailleurs aussi gênant d’être trop bien placé qu’irritant de l’être mal : à chacun sa juste place. »

Cette société, strictement régie par des lois séculaires, dont il faisait ses délices, possède du moins une qualité de bon augure : le mépris de l’argent : « Chez un aristocrate, l’habileté en affaires n’est pas de bon aloi, et la volonté de s’enrichir est considérée comme une chimère dont gentiment on se moque. C’est, disait-on jadis, le moyen le plus sûr et le moins amusant de se ruiner. »

Porté à ciseler ses opinions en aphorismes, l’auteur de l'Éloge du snobisme ne manque pas d’un regard pénétrant : « Si l’on n’accède à la sérénité que par l’état de grâce, on n’échappe au désespoir que par la frivolité. Nulle armure n’en protège mieux ; les autres sont, telle la sainteté, impénétrables mais pesantes, ou, comme la gloire, ont plus d’éclat que de solidité. »

Mondain, certes, admirable organisateur de dîners et de rencontres, habile à doser les invitations comme un magicien élabore ses potions et ses philtres, il devait refuser de se voir taxé de coupable légèreté dans un monde où l’engagement va souvent de pair avec le dogmatisme sectaire : « Les attaques des puritains et des intellectuels ont réussi à imposer une mauvaise conscience au mondain. La mondanité est aujourd’hui tenue pour une faiblesse dont il convient de rougir, à tel point que les plus lâches n’hésitent pas à se renier, se défendant d’aimer le monde, si les en accuse un misanthrope qui se targue de le mépriser, généralement pour n’y pas avoir été reçu. » Car « une réunion est moins élégante par les présents que par les exclus ».

Auteur d’un curieux petit roman assez dépourvu d’intrigue, Les Principes, où l’on voit une jeune fille nommée Philippine trouver son bonheur à se faire courtiser sans jamais rien donner en échange, afin de ne pas renoncer à sa supériorité sur ses soupirants, Jacques de Ricaumont se situe dans la lignée des conteurs épris de psychologie tout autant que de morale et de bonnes manières.

On ne s’étonnera pas de savoir qu’il se révéla redoutable polémiste dans son essai Visite à messieurs les curés de Paris, où il défend le latin, la musique sacrée et tout ce que l’Église conciliaire voulait reléguer au magasin des accessoires.

Il refusait la démission de la spiritualité et considérait sans doute que la Cène était le plus réussi de tous les dîners en ville.

Ce mondain était un homme d’ordre et de foi. De fidélité aussi. C’est devenu une vertu fort rare.

Jean Mabire.