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Jean Giono L’irréductible terrien

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Génial prophète du retour à la terre aux yeux de certains ou médiocre utopiste pour d’autres, l’auteur de « Jean Le Bleu » n’en demeure pas moins un romancier qui a créé un style et un monde qui n’appartiennent qu’à lui. Vingt ans après sa mort, il garde des lecteurs qui ressemblent parfois à des disciples.

L’ermite de Manosque prend pourtant quelque distance avec ceux qui ont jadis assuré son succès et on dirait presque son culte, dans l’âpre paysage du Contadour.

Enveloppé dans une cape sombre de berger, cheveux au vent, ses yeux étrangement clairs suivant la course des nuages au-dessus d’une Provence encore sauvage, Jean Giono faisait alors figure de mage. On venait l’écouter ou seulement le regarder, lui qui allait peut-être changer la vie en enseignant la religion des vraies richesses. Son ami Gide avait connu pareille aventure quand il écrivit Les Nourritures terrestres, mais ce glabre Normano-Cévenol était sec comme un cep de vigne. Alors que Giono, très piémontais et un peu picard, dégageait une chaleur méridionale qui en impressionna plus d’un.

Fil d’un cordonnier et d’une repasseuse de bourgade, né dans les Basses-Alpes le 30 mars 1895, il suit le grand troupeau des jeunes gens de sa génération. Le voici mobilisé au « Quinze neuf » de Briançon, puis dans un régiment de « biffe ». Les Éparges, Verdun, le chemin des Dames… Il revient de guerre simple soldat, sans grade, sans décoration mais par un miracle sans blessure. Le voici pacifiste comme peut être un rescapé de l’abattoir.

Modeste employé de banque dans sa ville natale, il commence à écrire. De sa fréquentation de l’antique, il se fabrique vite un personnage, plus intellectuel qu’on ne le pense, de virgilien homérique. Poète comme on ne l’est plus guère, il se laisse emporter par un souffle lyrique parfois outré, qui lui permet de transposer, non sans audace, les réalités paysannes quotidiennes. Qui a lu Colline, Un de Baumugnes ou Regain dans les années trente en reste à jamais ensorcelé. Une Provence rude, « noire », s’y transfigure en terre d’antique et païenne sagesse.

« Je n’aime pas le soleil » répète Giono. Ce qui ne l’empêche pas de célébrer le solstice d’été dans Le Serpent d’étoiles, en inventant d’ailleurs de toutes pièces une fête des bergers.

Les critiques découvrent en lui le premier grand auteur « panique ». Christian Michel-Felder consacre en 1938 un livre entier à Jean Giono et les religions de la terre.

La Provence aimable de Mistral et Daudet (Alphonse) agonise. S’impose désormais la Provence altière de Giono. Pourtant, il déteste le régionalisme. Pas poète occitan pour un sou. Il n’en est pas moins l’homme du Grand Midi.

Premier des écolos, il vaticine sur les vertus du sang et du sol. Comme Barrés. Mais lui, il est fils d’artisans de bourgade, enfant du peuple, ancré « à gauche », bientôt chantre de cette joie populaire des ouvriers des villes découvrant en 36 les congés payés, le vélo, les Auberges de jeunesse et aussi cette nouvelle religion : la Nature avec un grand N.

Qui n’a pas senti la joie de vivre de ces garçons et de ces filles, « copains de la belle étoile », selon l’expression de l’un d’entre eux, Marc Augier (qui deviendra Saint-Loup à son retour de Patagonie) n’a rien compris à l’entre-deux-guerres.

Même s’il devait le nier par la suite et prendre ses distances avec ceux du Contadour et avec les propos de Que ma joie demeure, Giono n’en a pas moins marqué profondément beaucoup d’adolescents de son temps. Il publie Les Vraies Richesses en 1936 et récidivera en 1942 avec Triomphe de la vie, livre de raison s’il en est.

Giono est arrêté une première fois en septembre 1939, car il a écrit avec Refus d’obéissance, peu auparavant, un violent pamphlet anarchiste et pacifiste. Refusant toute participation à la Seconde Guerre civile européenne, après avoir tant souffert de la Première, il ne démordra jamais de son anti-bellicisme résolu.

Il sera donc, tout naturellement, arrêté une seconde fois en septembre 1944. Le voici maintenant accusé de collaboration, notamment parce que le magazine allemand Signal a publié sur lui un reportage illustré fort élogieux.

Il n’est libéré qu’en janvier 1945. Non-lieu. Il n’en est pas moins marqué du sceau des réprouvés. Ce petit-fils d’immigré italien, quarante-huitard et carbonaro, serait-il fasciste ? Raciste ? Hitlérien ? Certes pas. Mais son apologie de l’enracinement, son éloge de l’artisanat, sa volonté de vivre au pays, Manosque en l’occurrence, tout cela est suspect avant de devenir peut-être coupable.

Giono, c’est l’irréductible terrien, farouchement attaché à sa famille, à sa bourgade, à ses traditions ancestrales. Il y a certes dans cette attitude un lyrisme parfois un peu niais, un goût pour le merveilleux assez loin de la vérité même folklorique, une constante volonté de brosser une illusoire toile de fond pour ses personnages, souvent démesurés et artificiels.

Les épreuves de 40 puis de 44 ont durci Jean le Bleu. Il abandonne après la guerre toute vélléité de se mêler de la chose publique et de donner des messages. Il change alors radicalement de genre littéraire pour devenir une sorte de Stendhal égaré en notre siècle. C’est le second souffle de sa carrière, que dominent, entre une douzaine de beaux romans, Le Hussard sur le toit, Le Bonheur fou, Angelo ou Deux cavaliers de l’orage. Certains n’aiment que ce Giono-là. Calme, serein, vieux sage qui tire sur sa pipe, entasse les feuillets couverts d’une petite écriture serrée et se veut « un simple artisan » qui mourra à Manosque le 9 octobre 1970.

D’autres ne se guériront jamais d’avoir entendu siffler le vent dans les herbes hautes du Contadour et reliront souvent cette Naissance de l’Odyssée, où Ulysse semble faire escale en Haute Provence.

Jean Mabire.