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Jean-Louis Curtis Un honnête homme dans le siècle

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

On aurait pu croire que la mort de Jean-Louis Curtis, le 11 novembre 1995, aurait fait plus de bruit. Certes, on le savait discret, pudique, secret même. Ces qualités, de plus en plus rares dans le monde des lettres, l’ont tenu fort à l’écart d’un tapage médiatique qu’il méprisait. Prix Goncourt en 1947, il a publié, depuis un demi-siècle, avec une belle régularité d’où était exclue toute hâte, des livres qui comptent. Romancier, homme de théâtre, chroniqueur, il fut, comme on le dit parfois pour certains qui ne le valaient pas, un témoin de son temps.

Il appartenait en effet à cette génération née pendant la Première Guerre mondiale et arrivée à l’âge d’homme juste à temps pour participer à un autre conflit, qui devait parfois prendre les aspects d’une guerre civile. Jean-Louis Curtis, qui avait été un combattant courageux, auquel on ne pouvait rien reprocher, bien au contraire, sous l’Occupation, fut profondément blessé par les injustices et les excès de l’Épuration. Cette fracture entre deux conceptions du patriotisme devait le hanter au point de fournir le thème de plusieurs de ses romans.

Homme de tradition, de tolérance et de réconciliation, il souffrit plus qu’un autre de l’inversion des valeurs à laquelle nous assistons et qui lui inspira des remarques où l’ironie, parfois cinglante, ne parvenait pas toujours à dissimuler l’amertume.

Quand le jeune Louis Laffitte — né le 22 mai 1917 à Orthez, dans les Pyrénées-Atlantiques — voulut se choisir un nom de plume, il décida de s’appeler Jean-Louis Curtis.

Était-ce par allusion au célèbre avion de chasse américain qui ne pouvait qu’impressionner un ancien de l’armée de l’Air de 39-40 ? En tout cas, le nom sonne bien et évoque une sorte de précision mécanique que l’on retrouvera dans la construction de ses romans, tous solidement agencés avec la puissance régulière de bons moteurs.

Après des études secondaires au collège catholique de sa ville natale, dont on retrouvera une transposition dans plusieurs de ses livres, il fait des études supérieures à Bordeaux, puis « monte » à Paris. Agrégé d’anglais en 1943, c’est un excellent connaisseur de la littérature anglo-saxonne, qui va enseigner à Laon et à Orléans.

En 1944, il reprend l’uniforme pour se battre, cette fois, dans un corps-franc. L’expérience du feu achève une éducation sentimentale rondement menée. Dès lors, il se sent prêt pour l’aventure littéraire.

C’est la mode à l’époque pour quelques jeunes anciens combattants bien doués.

Il mènera de front une double carrière d’enseignant et d’écrivain, partant même aux États-Unis professer dans une université de Philadelphie. Il en retirera une vision de la littérature américaine assez différente de celle de la plupart des critiques français, totalement bloqués sur la période des années folles et de la génération perdue.

En 1946, Jean-Louis Curtis publie son premier roman, auquel on devine qu’il a longuement travaillé : Les Jeunes Hommes. L’action se passe vers 1930 dans une petite ville du Sud-Ouest, encore bien éloignée de l’agitation parisienne et des remous de l’époque. Il portera par la suite un regard sévère sur ce premier roman : « Je le sais bavard, ingénu, parfois outrancier — mélange de sincérité et d’affection, de maladresse artisanale et de fougue incontrôlée ».

Voici quatre très jeunes gens, leurs familles, leurs milieux, leurs illusions. L’opposition Paris-province y est encore sensible. La part autobiographique est évidente, mais on sent déjà la volonté, chez ce romancier en herbe, de restituer l’atmosphère d’une époque.

Dès l’année suivante, plus maître de son métier, il publie Les Forêts de la nuit et obtient le Goncourt.

La petite ville de Saint-Clar, sur le gave de Pau, c’est probablement Orthez, une fois encore. Mais cette fois, elle est occupée. Et la ligne de démarcation n’est qu’à quelques kilomètres. Il s’y déroule un ballet tragique : passeurs, résistants, collaborateurs, attentistes. Et la vie continue quand même, avec le marché noir et les amours fugitives. Le tableau est sombre, presque désespéré. On est loin de l’héroïsme obligatoire de tant de récits de guerre. C’est que Curtis se soucie d’abord de la vérité d’une atmosphère. Et celle de l’époque n’a que faire, selon lui, des propagandes et des mensonges. On s’apercevra un jour que ce roman assez insolite révèle un homme libre, peu enclin au manichéisme.

Les Justes Causes, paru en 1954, vont magnifiquement illustrer son propos. Après l’avant-guerre et la guerre, voici l’immédiate après-guerre. Là encore, quelques personnages vont incarner les passions de leur époque. C’est un peu systématique, mais solidement mené.

François Donadieu, pétri de bons sentiments humanitaires, a réussi à rejoindre Londres et la France Libre. L’ancien maquisard Bernard, d’origine juive, est devenu rédacteur en chef d’un journal communisant. Roland Oyarzun, d’esprit Action française, a passé quelques mois en prison. Enfin, Thibault Fontanes, jeune dilettante, ressemble singulièrement au Hussard bleu de Roger Nimier. Catherine, la femme de François, comédienne, est plutôt là pour faire de la figuration.

L’atmosphère de l’époque est bien rendue, qui va des barricades d’août 1944 aux caves de Saint-Germain-des-Prés. C’est une quadruple éducation sentimentale ; l’on peut aussi songer aux trois mousquetaires qui étaient quatre, Thibault incarnant un très séduisant d’Artagnan.

L’intérêt de ce livre, à près d’un demi-siècle de distance, est d’abord dans le regard que porte Jean-Louis Curtis sur l’épuration. S’il critique les idées d’un de ses « héros » égaré aux franges de la collaboration, il n’en éprouve pas moins pour lui l’estime que l’on doit aux âmes simples et pures, persuadées de lutter pour une juste cause. Oyarzun, qui finira par se faire tuer en Indochine, représente ici « l’épuré » de bonne volonté et l’auteur de cette grosse somme romanesque ne lui ménage pas sa sympathie.

Là où le jugement du romancier est totalement erroné, c’est quand il imagine que la réconciliation des divers camps, largement amorcée en 1951, va rapidement devenir une réalité et que les divisions nées de la guerre apparaîtront incompréhensibles et obsolètes aux générations suivantes. C’est tout le contraire qui s’est produit : la « diabolisation » des vaincus est devenue, avec le temps, vérité officielle confortée par la loi. C’est pourquoi Les Justes Causes rend un son fort inactuel mais éclairant sur l’évolution des esprits en un demi-siècle.

Critique souriant de son temps, Jean-Louis Curtis, qui sait manier la plus dangereuse des armes qui se nomme l’humour, va poursuivre une belle carrière de romancier et de chroniqueur et y trouver un fauteuil à l’Académie française.

D’une œuvre élégante et habile, il faut retenir des romans comme Cygne sauvage ou Un jeune couple, de merveilleux pastiches comme La Chine m’inquiète et La France m’épuise, des fragments de journal publiés sous le titre Un miroir le long du chemin, des traductions, notamment du théâtre de Shakespeare et des essais, comme le dernier paru peu avant sa mort : Le monde comme il va.

Ou plutôt comme il ne va pas. Car jamais la gentillesse et la tolérance n’ont entravé, chez Jean-Louis Curtis, la lucidité. Cela explique parfois son amertume.

Jean Mabire.