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Jehan Rictus Le cœur populaire

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Peu de poètes ont accédé aussi rapidement que lui au succès. Peu sont aussi rapidement tombés dans un oubli que les années n’ont fait que confirmer, malgré la fidélité de leurs amis.

Voici un siècle, Jehan Rictus fut pourtant salué comme un des tempéraments les plus originaux d’une époque dont le flamboiement intellectuel ne cesse de nous étonner. Seulement, il avait choisi de s’exprimer dans une langue qui ne pouvait que très vite se démoder — et à laquelle la guerre de 14-18 porta un coup mortel. C’est une étrange langue en vérité qu’il baptise « populaire » et qui n’a pas grand-chose à voir avec l’argot tel qu’il fut parlé, écrit, on dirait presque conservé et codifié pour devenir, aujourd’hui, une sorte de survivance nostalgique d’un idiome pour lequel il existe des dictionnaires. Une langue voit souvent naître une véritable littérature au moment même où elle est en train de disparaître de l’usage courant.

La langue de Rictus, si elle intègre des mots argotiques, c’est d’abord la langue parlée — et parlée voici cent ans. Il fallait un incontestable original pour en faire une langue écrite. Sa démarche s’apparente, à un demi-siècle de distance, à celle de Julien Guernec dans ses Propos de Coco-Bel-Œil

Ce qui compte finalement, dans des poèmes comme ceux des Soliloques du pauvre ou du Cœur populaire, c’est l’inspiration, celle de l’éternel cri de douleur et de fureur des miséreux contre les prébendiers, des exclus contre l'établissement politico-médiatique de leur temps. C’est dire si Rictus, par là, reste très actuel. Et dérangeant.

Les origines de celui qui fut, dans tous les sens du terme le grand poète « populaire » de son époque — la soi-disant Belle Époque qui marque l’agonie du XIXe siècle — sont assez mystérieuses. Il réussit d’ailleurs à brouiller les pistes, pour tenter de les embellir.

Ce qui est d’abord certain, c’est la date : le 21 septembre 1867, et le lieu : Boulogne-sur-Mer. Sa mère, Adine-Gabrielle Randon déclare habiter Londres. Ce qu’elle ne déclare pas, c’est le nom du père de cet enfant, qui sera prénommé Gabriel.

Cette mère célibataire est, elle aussi, de naissance illégitime, même si elle a été reconnue par Théodore Randon, de Port-Louis dans le Morbihan, qui avait pour maîtresse une Écossaise du nom de Collingwood.

Le père du jeune Gabriel est pourtant connu, même s’il se dérobe à sa paternité. C’est un Picard, Mandé Delplanque, qui exerce, de temps à autre, en Angleterre, par tradition familiale, le métier de professeur de gymnastique. Il se targue même d’avoir eu, parmi ses élèves, le prince de Galles.

Il n’en faudra pas plus pour que le jeune Gabriel s’invente tout un roman : par sa mère, il descendrait du maréchal Randon de Saint-Amant et, du côté paternel, d’une maîtresse de François Ier !

Le faux ménage ne tarde d’ailleurs pas, de dispute en dispute, par se désunir et l’enfant n’a que neuf ans quand sa mère l’emmène avec elle à Paris. Fort maltraité par sa génitrice, il parvient quand même jusqu’au certificat d’études et, à seize ans, fait une fugue qui sera pour lui définitive.

Gabriel Randon, désormais seul dans la capitale, va s’essayer à tous les petits métiers. S’il commence comme grouillot dans une maison d’emballage, il ne va pas tarder à sombrer dans une semi-misère. N’est-il pas, tour à tour débardeur, homme-sandwich, commis-greffier, balayeur, garçon de courses, précepteur d’un crétin ? Cela le conduit dans le ruisseau, puis à l’hôpital. Il en sort pour trouver enfin une place d’auxiliaire à la préfecture de la Seine.

Il possède pour tout bien un chapeau haut-de-forme et un beau brin de plume. Il joue au dandy, se montre dans les milieux littéraires et finit par diriger une rubrique de critique dans une revue belge d’avant-garde.

Après avoir connu une adolescence qui l’a mené aux limites, parfois franchies, de la « clochardisation », il prouve qu’il ne manque ni d’ambition ni de talent. Il gagne alors son pain comme employé de bureau dans une compagnie d’assurances, mais commence à donner des piges à quelques journaux qui se laissent séduire par cet original. Il connaît Paris comme pas un et se targue de fréquenter les mauvais garçons, les filles, mais aussi plusieurs écrivains bourgeois montrant quelque faiblesse pour ce garçon, rebelle voire anarchiste, qui a décidé de s’exprimer dans la langue que tout le monde parle mais que personne n’écrit.

Il compose, en l’an 1895, un premier poème en langue populaire, L’'Hiver. Un vers de Villon lui suggère le nom qu’il va désormais choisir : « Je ris en pleurs. » Il l’adopte et Gabriel Randon devient Jehan Rictus.

C’est ainsi qu’il se présente le 12 décembre 1896 au cabaret des Quat-z-Arts, où il récite ses poèmes devant un public quelque peu interloqué. Il a décidé de frapper très fort et commence à lancer à l’assistance : « Merd’ ! V’là l’hiver et ses dur’tés. »

Avec une lucidité prémonitoire, il s’en prend aux grands journaux :

Et v’là un temps ousque dans la Presse,
Entre un ou deux lanc’ments d’putains,
On va r’découvrir la Détresse,
La Purée et les Purotains !

D’abord surpris, le public se laisse gagner à cette voix âpre, douloureuse et vengeresse tout ensemble.

Rictus, ce n’est pas un gueux, une épave, mais c’est — tout « déclassé » soit-il — un poète. Ce marginal témoigne, dans cette révolte contre le monde marchand et rapace, assez de talent pour trouver le ton juste dans son réquisitoire lyrique. D’emblée, il se révèle grand polémiste. Ce qui est singulier, c’est qu’il est bon prophète et prévoit, avec un siècle d’avance, la collusion entre une société totalement corrompue par l’argent et un discours humanitaire moralisateur :

Plaind’ les pauvr’s c’est comm’ vendr’ ses charmes
C’est un vrai commerce, un méquier !
Et faut ben qu’ceux d’là Politique
Y’s’ gagn’nt eun’ popularité !
Or, pour ça, l’moyen l’pus pratique
C’est d’chialer su’ la Pauvreté.

Tout le tapage actuel sur l’exclusion est résumé en quelques vers et Rictus n’épargne personne, ni les histrions ni les rupins.

Il ne va pas tarder à publier ses poèmes. D’abord Les Soliloques du pauvre, puis Doléances et Les Cantilènes du malheur. Son inspiration ne se renouvelle guère. Son roman Fil-de-fer, largement autobiographique, appartient à la même veine.

Rictus devient un des piliers de la Butte-Montmartre, une attraction du Tout-Paris.

Il publie encore en 1914 un dernier livre de poèmes : Le Cœur populaire, dont le titre résume à lui seul son ambition. La Grande Guerre verra une bien plus terrible misère, celle de millions de « clochards de la mort ».

Rictus, qui n’est pas mobilisable, se tait devant tant de souffrances. Il vieillit, solitaire, silencieux, déjà oublié. Une de ses dernières joies sera de découvrir l’œuvre d’un inconnu qui lui ressemble comme un frère et signe son premier livre Louis-Ferdinand Céline. C’est, dit-il, un Celte, comme lui. Continuant à vitupérer la poésie académique, il se félicite d’avoir tenté de « réconcilier la poésie avec la langue populaire », car : « Le peuple est un grand poète qui s’ignore. » Et il ajoute : « J’ai conscience d’obéir à la mission traditionnelle de l’aristocratie qui est de défendre le peuple contre ses ennemis et au besoin contre lui-même. L’Histoire m’approuve en la personne des paladins et des chevaliers. » Il meurt, seul, le 7 novembre 1933.

Il avait parfaitement défini le sens de son œuvre intimement liée à sa vie noble et pauvre : « Non, je ne cherche pas à plaire, je lutte au contraire, sans relâche, contre les préjugés convenables et la lèpre journalistique. »

Jean Mabire.