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Jérôme et Jean Tharaud Témoins d’un vieux monde disparu

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Oubliés, les frères Tharaud ? Sans doute, car on imagine mal de livres plus datés, reflets d’un monde aujourd’hui disparu dans la nuit de l’histoire. Leurs récits — qui tenaient autant du reportage intelligent que de la fiction romanesque — n’évoquaient-ils pas le Maroc du Protectorat ou la communauté juive de Galicie ? Grands voyageurs, ils furent, entre les deux guerres, les incontestables spécialistes de l’Europe centrale et du Proche-Orient.

Ces deux frères, indissolublement unis, sont en eux-mêmes une curiosité littéraire, avec leur habitude de s’exprimer à la première personne du singulier et de ne jamais laisser deviner la part que chacun prenait à l’œuvre commune.

On ne peut reprendre, au hasard, n’importe lequel de leurs livres sans être frappé par ce style d’une extraordinaire clarté, où le pittoresque se marie sans effort à l’élégance. Le plus remarquable chez eux est sans doute une objectivité si totale qu’ils furent en leur temps traités de philosémites par les uns et d’antisémites par les autres. Leur secret était peut-être une totale compassion, qui les conduisait à éprouver une incoercible sympathie pour tous leurs interlocuteurs.

Même si on ne saurait les séparer l’un de l’autre, il faut rappeler quelques précisions biographiques.

Ils sont tous les deux nés à Saint-Junien, dans la Haute-Vienne, fils du notaire de ce chef-lieu de canton, et ils feront également, l’un et l’autre, leurs études secondaires du lycée d’Angoulême.

L’aîné, Jérôme, né le 18 mars 1874, ancien élève de l’École normale supérieure, fut professeur de français à Budapest. Le cadet, Jean, né le 9 mai 1877, devint secrétaire de Maurice Barrés. Leur premier livre écrit en commun, La Lumière, parut en 1900 et ils ne devaient plus cesser cette collaboration jusqu’à la mort qui les saisit à quelques mois d’intervalle, Jean, le cadet, le 8 avril 1952, et Jérôme, l’aîné, le 28 janvier 1953. L’Académie respectant l’ancienneté, avait reçu Jérôme en 1938 et Jean en 1946. Ils connurent aussi, l’un comme l’autre, les rudes épreuves de la Grande Guerre, en Champagne et dans les Flandres.

Ils ont tout partagé, le labeur et la gloire. Et même si on ne peut les dissocier, les critiques observent que Jean fut le rêveur, le sentimental, et Jérôme l’exécutant, le praticien.

En 1906, le prix Goncourt, décerné pour la quatrième fois, couronne un roman de ces deux frères encore inconnus. C’est, immédiatement, le succès auprès du grand public et le début d’une carrière qui va trouver son apogée durant l’entre-deux-guerres, où les Tharaud constitueront le duo incontournable d’un genre littéraire qui tient à la fois du romanesque, de la chose vue, et d’une réflexion lucide sur le monde alors contemporain.

Leur imagination est certes assez faible à côté de leur don d’observation et d’un véritable génie pour faire revivre les hommes et leurs passions.

Le roman que couronna le Goncourt n’était au fond qu’une longue nouvelle : Dingley, l’illustre écrivain. Parue primitivement dans les Cahiers de la Quinzaine, de Péguy, cette histoire évoque d’une manière un peu trop évidente le grand Kipling. Voulant écrire un livre à la gloire de l’Empire, à travers l’aventure d’un déclassé qui trouve sa rédemption en s’engageant dans les armées de Sa Majesté britannique, Dingley part pour l’Afrique du Sud, par souci de se documenter. Il y entraîne sa femme et son fils. Il découvre que la guerre ne ressemble pas à l’imagerie patriotique. Ce livre, très alerte, montre assez bien la future méthode des Tharaud : le reportage « à chaud » sur les lieux de l’action ; puis la transposition littéraire de l’expérience vécue.

D’autres romans vont suivre, comme Les Hobereaux ou La Maîtresse servante.

Une solide confiance mutuelle leur ouvrira les portes du Maroc de Lyautey. La Fête arabe, paru dès 1912, est une sorte de préface à la trilogie qui fera la renommée des Tharaud, chantres de la rencontre de l’Orient et de l’Occident : Rabat ou les heures marocaines, Marrakech ou les seigneurs de l’Atlas, Fez où les bourgeois de l’Islam.

C’est au cœur de la vieille Europe qu’ils devaient pourtant trouver une des sources les plus singulières de leur inspiration. Il est étrange que deux écrivains français, profondément enracinés dans leur Limousin occidental, puissent se prendre d’une telle passion pour les coutumes des communautés juives des Carpates. Dès 1917, L’Ombre de la croix apparut comme le plus insolite des romans-reportages. Un royaume de Dieu et La Rose de Sâron confirmèrent les curiosités et les ambiguïtés des Tharaud.

Le monde israélite traditionnel y était décrit avec une telle vérité — et une telle sympathie — que l’on pensa que ces deux écrivains appartenaient à la diaspora. Quand Israël est roi, évocation sans complaisance de la Hongrie sous la dictature rouge de Bêla Kun, les fit, par contre, taxer d’antisémitisme. Impression que vint contrecarrer L’An prochain à Jérusalem, où le mouvement sioniste trouvait des partisans enthousiastes.

Les deux frères devenaient des spécialistes incontestables des problèmes juifs, sans qu’il soit vraiment possible de savoir s’ils étaient judéophiles ou judéophobes. Peut-être ni l’un ni l’autre, ou l’un et l’autre ?

Dans La Jument errante, ils ne cachent pas leur sympathie pour Rosa Luxembourg et les Spartakistes. Mais on perçoit une même fascination pour Cornélius Codreanu et sa Garde de fer dans L’Envoyé de l’archange. En 1938, Cruelle Espagne renvoie franquistes et républicains dos à dos. Le plus controversé de leurs reportages est sans nul doute Quand Israël n’est plus roi, qui décrit, avec des sentiments mitigés, les premiers mois de l’Allemagne nationale-socialiste.

Par leur refus de prendre parti, même dans les querelles les plus cruciales, les Tharaud ont écrit des livres qui paraissent aujourd’hui sacrilèges, quel que soit le camp dont on se réclame. C’est parce qu’ils sont datés, totalement inscrits dans une actualité fugitive que ces reportages restent passionnants.

On y trouve une liberté de ton et un sacré coup d’œil, souvent attendri, parfois féroce, toujours perçant. Pour eux, il ne s’agit pas de plaire ou de déplaire, mais de rapporter ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont senti, ce qu’ils ont découvert. À d’autres d’en tirer les conclusions qui leur conviennent.

Soucieux de rendre hommage à leurs maîtres disparus, ils devaient, dans les années vingt, publier trois biographies consacrées à des hommes dont ils ne reniaient ni la figure ni l’héritage. Ils sont éclairants sur leur itinéraire, ces portraits qui se nomment : La vie et la mort de Déroulède, Mes années chez Barrés et Notre cher Péguy.

Durant l’Occupation, la radicale antipathie des Tharaud pour l’Allemagne hitlérienne va prendre le dessus sur tous les autres sentiments qu’ils éprouvent ou qu’on leur prête. Récusant la politique de collaboration et même le pétainisme, on les verra rejoindre les rangs du CNE, le Comité national des écrivains, bastion de la résistance intellectuelle.

On ne peut rien leur reprocher au lendemain de la guerre, mais leur époque est terminée. Ils en sont à écrire leurs mémoires avec Fumées de Paris, paru en 1946. Un de leurs derniers livres va revenir sur leur vieille hantise du destin des juifs : Le Chemin d’Israël ne les réconcilie certes pas avec les ennemis qu’ils se sont faits en abordant sans passion polémique ce problème. Du moins se sont-ils gardés de toute haine, de tout mépris, de tout dérapage. Bien au contraire.

Encore faudrait-il pouvoir les lire aujourd’hui.

Jean Mabire.