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Joseph Conrad Tenir le cap

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Une manière originale de découvrir un grand écrivain est peut-être de le suivre pas à pas dans sa vie. À condition, bien entendu, que ce soit une existence d’aventures. En ce sens, un téléfilm va permettre une nouvelle approche de Joseph Conrad.

Six heures d’antenne pour cette réalisation franco-polonaise d’Andrzej Kostenko ont paru nécessaires au scénariste Dominique Parent-Plantier pour tout nous dévoiler de cet auteur étrange, qui mena successivement une triple vie ; celle d’un enfant déporté, celle d’un capitaine de la marine marchande britannique et enfin, celle d’un romancier qui connut un énorme succès en choisissant d’écrire en anglais. Joseph Conrad, Polonais autant qu’on peut l’être, a d’abord réussi la gageure de forcer les portes de l’insularité, avant de conquérir une gloire universelle. Peu d’hommes ont su forger ainsi leur propre destin, par un prodigieux effort de volonté. C’est finalement parce que son œuvre et sa vie sont le parfait reflet d’un personnage hors du commun, « héroïque » par essence, que l’une et l’autre restent immortelles.

Seuls ses compatriotes retiennent son nom : Jozef Korzeniowski. Pour le monde entier, il est à jamais Conrad, pseudonyme qui n’est d’ailleurs que la transcription de son second prénom : Konrad.

Il naît le 3 décembre 1857, à Terechowa, fils unique d’un poète polonais, catholique et patriote (double pléonasme) qui lui enseigne le goût des belles lettres et la haine des envahisseurs. Traducteur, poète, comploteur, Apollo Korzeniowski est déporté en Sibérie avec sa femme Eveline Bobrowska et leur fils unique.

Cette terrible entrée dans la vie marque à jamais le jeune Jozef qui se retrouvera orphelin à onze ans, après avoir perdu sa mère puis son père.

Il lui reste un oncle, Taddeus, qui lui fait découvrir la terre de ses ancêtres, mais c’est la mer qui l’obsède, sans que rien puisse justifier cet appel.

À dix-sept ans, l’adolescent part pour Marseille et s’embarque comme matelot à bord des grands voiliers.

Il se lie avec les milieux légitimistes français et espagnols, se livrant à la contrebande d’armes pour la cause de Don Carlos et les yeux d’une belle. On retrouvera plus tard cette atmosphère de conspiration carliste dans son roman largement autobiographique, La Flèche d’or.

Vers 1878, il rejoint l’Angleterre et va accomplir sur les seven seas, les sept mers du globe, une étrange carrière de capitaine au long cours, un peu aventurier et assez gentleman. Après une vingtaine d’années de vagabondages océaniques, où il découvre des pays exotiques, affronte des tempêtes, rencontre des hommes extraordinaires et ruine sa santé à l’autre bout du monde, il met définitivement son sac à terre pour devenir écrivain dans une langue qu’il écrit assez bien mais parle fort mal.

1895 voit la publication de La Folie Almayer et la naissance d’un grand romancier. Ce drame d’un Hollandais expatrié à Bornéo évoque la hantise de l’exil, une des constantes du caractère de Conrad.

Une trentaine de livres, dont quinze romans, vont illustrer cette conception éminemment tragique de la vie, qui fait de lui un grand auteur classique. Toute son œuvre est dominée par le sens de la fatalité et du devoir. C’est le droit fil d’une tradition qui conduisait naguère depuis les héros des sagas islandaises jusqu’aux personnages de leur héritier Corneille.

« Accomplir son destin » est le maître-mot de l’univers conradien. Le décor n’est finalement que le faire-valoir des caractères. Et en ce sens, Conrad n’est pas, comme on le croit, un romancier de la navigation ou de l’exotisme. Même si Typhon est le plus beau récit qui puisse exister de l’affrontement entre un homme, solitaire comme tous ses héros, et l’océan en furie.

Romancier des situations les plus conflictuelles, Conrad nous conduit dans une république imaginaire d’Amérique du Sud avec Nostromo, en Afrique noire avec Le Cœur des ténèbres ou en Malaisie avec Le Paria des îles.

Son livre le plus célèbre, parce qu’il a été assez vigoureusement transposé à l’écran, reste Lord Jim, récit certes, d’une déchéance, mais aussi hommage à cette vertu cardinale de notre monde qui se nomme le sens de l’honneur.

L’emploi d’une langue, pour lui étrangère et laborieusement apprise, accroît sans doute ce sentiment de lutte et de courage qui domine toute son œuvre. Un critique a dit à ce propos : « Comme Siegfried, Conrad s’est forgé à lui-même son glaive ». Pourtant, écrire n’est pas pour lui chose facile et il compare volontiers le travail du créateur « à un passage du cap Horn, vers l’ouest, en plein hiver » !

Comme il a quitté sa patrie, il se défait aussi de sa religion. Tel son semi-contemporain et semi-compatriote Nietzsche, il exprime à l’occasion toute sa défiance envers « les croyances qui se dissipent comme brumes sur le rivage. » Il affirme : « Depuis l’âge de quatorze ans, j’ai détesté la religion chrétienne » et « l’absurde conte oriental sur lequel elle se fonde m’irrite. »

Son expérience du vaste monde lui enseigne ce pessimisme actif qui caractérise les âmes fortes. « L’homme est indomptable en raison de la force qu’il a appris à tirer de sa misère et de sa souffrance », écrit-il.

Le devoir lui importe plus que la foi. L’important est de suivre sa route, sans dévier de cap.

Il y a incontestablement, chez Conrad, exaltation du surhomme, mais on trouve aussi chez lui une indéniable solidarité. Il évoque dans la préface du Nègre du Narcisse « cette solidarité dans les rêves, dans la tristesse, dans l’espoir et l’effroi, qui relie chaque homme à son prochain et qui relie toute l’humanité, les morts aux vivants, et les vivants à ceux qui doivent naître. »

Après avoir servi dans la marine marchande britannique pendant la Première Guerre mondiale, Joseph Conrad meurt le 3 août 1924 à Bishopsbourne, dans le Kent.

Un de ses derniers livres Le Frère de la Côte (The Rover), roman de la nostalgie et de la fidélité, met le point final à une double existence d’aventurier et d’écrivain. Que ce récit se déroule en Provence, sur les rivages du golfe du Lion, n’est pas indifférent et nous restitue un Conrad très fraternel.

Jean Mabire.