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Joseph Delteil Le retour au soleil

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Le surréalisme, comme on le dit du journalisme, mène à tout, à condition d’en sortir. Nul plus que Joseph Delteil n’illustre cette boutade. « Monté » de son Languedoc natal à Paris au lendemain de la Grande Guerre, il ose tout et il réussit tout.

Certains le tiennent alors comme le plus grand écrivain de son siècle. Il hausse les épaules et retourne chez lui un beau jour de 1931, plus soucieux de son vin que de son encre. Sa vie est une aventure singulière, exemplaire même, où un authentique Occitan révèle les secrets d’une tonique sagesse paysanne, païenne et paillarde — c’est la même chose — au grand soleil d’un exigeant Midi.

Le 12 avril 1978, mourait sur sa terre nourricière un homme que son biographe et complice Jean-Marie Drot qualifie sans hésiter de « prophète de l’an 2000 ».

Delteil reste fidèle à ses origines jusqu’à la démesure. Cathare par héritage plus que par religion, il ne parle jusqu’à six ans que le patois avec sa mère, une admirable analphabète surgie de Montségur l’invengée. Le père, lui, est « bouscassier », ce qui signifie fabricant de charbon de bois.

Quand on est né le 20 avril 1894, on a vingt ans en 1914. Le marsouin Delteil rejoint l’infanterie de marine à Fréjus. Dans Les Poilus, un de ses meilleurs livres, il hait autant la guerre qu’il aime ses frères de gloire et de misère. Il dit du soldat-paysan de la Grande Guerre :

« La victoire, la défaite, il s’en fiche. L’essentiel, c’est l’honneur. »

Quand il arrive à Paris, de la boue plein ses godillots, Joseph Delteil se veut tout à la fois iconoclaste, panthéiste, paléolithique, baroque et quand même catholique (du genre médiéval). C’est en 1920. Gratte-papier au ministère de la Marine marchande, il a écrit quelques poèmes, comme tout le monde. Son premier roman Sur le fleuve Amour, publié en 1922 grâce à l’amitié de Mac Orlan, est un livre tout bruissant d’un lyrisme fascinant et subversif.

Aragon séduit, le présente à André Breton. L’année suivante, quand paraît Choléra, Drieu en recommande la lecture aux chauves et promet qu’elle leur fera repousser les cheveux ! Éluard et Desnos sont, eux aussi, éblouis par tant de facilité de plume. Précieux et vulgaire, Delteil, amoureux du mot cru, manie comme pas un truculence et bouffonnerie. Tout lui réussit même le scandale. Quand il publie en 1925 sa Jeanne d’Arc et qu’il en fait une grosse laboureuse forte en gueule, plus dionysiaque que mystique sorcière-sourcière, il indigne les bien-pensants, mais séduit ces dames du jury Femina qui lui accordent leur prix.

Devenu le plus insolent des biographes, il s’attaque à La Fayette, à Don Juan et même à Jésus, avec qui il partage sans façon le pain et le vin. Il ne tarde pas à trouver un saint à sa mesure et, pourrait-on dire, à son image, François d’Assise, chantre de notre sœur la lune et de lotre frère le soleil.

Ce sont là des cultes qu’il n’est pas très aisé de célébrer sur les pavés et dans les salons de la capitale.

Excommunié par le pape Breton, au tout début des années trente, il plaque tout et retourne dans sa province, qui lui est une nation et même davantage. Il s’installe à la Tuilerie de Massane, près de Montpellier, cultive sa vigne, boit son vin, aime sa femme, reçoit ses amis et leur fait lui-même la cuisine.

Il continue à écrire, même si le monde littéraire parisien qui l’a naguère adoré l’a tout aussi rapidement oublié. Il publie même ses Œuvres complètes, d’où il retranche les deux tiers de sa production. Il coupe dans les romans comme il taille dans ses vignes. Il reste un jus âpre qui monte vite à la tête. Les mots ruissellent. Il est volontiers intarissable, mêlant l’ordure, le grotesque et le sublime. Et pourtant ses livres sont courts et justes. La Delteillerie les ramasse tous.

Poète de la joie de vivre, du bien-manger et du bien-boire, qui va avec le bien-écrire, il a compris qu’il n’est surtout pas nécessaire d’être académicien pour devenir immortel. « J’ai cent mille ans ou je suis né ce matin », dit-il.

Des « poètes-paysans », comme Giono en Provence, Genevoix en Sologne ou Pourrat en Auvergne sont des « messieurs de la ville » à côté de lui. Je ne vois guère pour tenir la comparaison que Vincenot en Bourgogne. Mais aucun n’a son insolence : « Je suis chrétien, voyez mes ailes… Je suis païen, voyez mon cul », n’hésite-t-il pas à proclamer.

Ce qui est à proprement parler fantastique, chez Joseph Delteil, dans un monde aussi conformiste, sécuritaire et aseptisé que le nôtre, c’est sa faculté d’émerveillement. Il se veut, dans tous les sens du terme « innocent ». Prompt à faire confiance à la jeunesse, à la fois naïf et malin comme un vrai paysan, il vit assez loin de Paris pour s‘enthousiasmer sur les « événements » de mai 68 et pour sacrifier à la mode écologique, version inversée et utopique du monstre technocratique.

Une sagesse surgie du fond des âges ne tarde pas à reprendre le dessus et il vous explique comment il convient de mettre le vin en bouteille, en observant le quartier de la lune et la direction du vent.

La défiance de ce viticulteur vis-à-vis de la culture, à laquelle il préfère la nature et l’instinct, le conduit à préférer la parole à l’écrit. Écoutons-le :

« Mais l’heure viendra — encore un peu de temps et… — des hommes de poitrine, des hommes épiques, des hommes fondamentaux. Il n’y a jamais eu d’autre véritable Révolution que le retour à la santé, c’est-à-dire au soleil. Alors… »

Sacré Delteil et Delteil sacré ! Comme on aimerait choquer son verre contre le sien et prononcer les formules d’usage :

« À la tienne !
— Sensible.
— Mêmement. »

Jean Mabire.