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Jules Vallès Le cri du peuple

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Il est des jours où s’impose une littérature de combat. Peu d’écrivains autant que Jules Vallès ont mis leur plume au service d’une idée et placé leur vie entière sous le signe d’un engagement total. Homme issu d’une terre volcanique et laborieuse, il ne vécut que pour rendre au peuple la place qui lui revenait de droit dans un monde reconnaissant pour seule valeur fondatrice le travail. Journaliste en butte à la constante hostilité d’un régime dominé par les affairistes et les banquiers, il connut la misère, les amendes, la prison, l’exil. Mais pas un seul jour il ne se laissa aller au découragement, sachant que les défaites sont aussi menteuses que les victoires. Seules comptent la volonté, la lutte, la ténacité.

Militant dans le sens le plus noble du terme, il aurait pu choisir pour devise celle de Guillaume le Taciturne : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » Républicain intransigeant, il vécut, en témoin puis en acteur, les grandes aventures révolutionnaires d’un siècle tumultueux : de 1848 à 1871.

Avec une fantastique prescience, il avait compris que le combat des urnes ou des barricades est le résultat direct de longues années de travail idéologique, toujours obscur et parfois clandestin. Sans ses écrits — et ceux de quelques autres — à commencer par Proudhon et surtout Blanqui — l’explosion de la Commune aurait été impensable. Vaincu mais non détruit, il rédigea sous une forme romanesque les trois volumes de son autobiographie : L’Enfant, Le Bachelier et surtout L’Insurgé.

Depuis plus de cent ans, ces récits ont puissamment contribué à former plusieurs générations. Des livres peuvent devenir des armes. Jamais peut-être une œuvre littéraire n’a joué un tel rôle politique. Il serait temps de le comprendre, que l’on partage ou non la vision de ce socialiste révolutionnaire.

Roger Bellet, qui a dirigé dans la Bibliothèque de La Pléiade les deux volumes des Œuvres de Jules Vallès, vient de lui consacrer une importante biographie de plus de cinq cents pages. C’est un monument peut-être plus politique que littéraire : ce professeur s’attache surtout à l’œuvre trop méconnue du journaliste et il éclaire, d’une manière finalement très contemporaine, la figure de ce révolutionnaire du siècle dernier, dont la célèbre trilogie de Jacques Vingtras connaît toujours un prodigieux succès populaire dans différentes collections dites de poche. Cette permanence de l’auteur de L’Insurgé est d’autant plus significative que son biographe a parfaitement analysé l’essentiel de sa démarche : « Il en est de plus en plus convaincu, les combats véritables et fondamentaux sont culturels ; on affranchit plus vite et mieux les mœurs que les lois. »

Vallès lui-même l’a écrit dans les dernières années du Second Empire : « L’art, à mon sens, peut diriger les destinées d’un peuple… »

Les instituteurs de l’école publique, ces « hussards noirs de la République », le comprirent fort bien, qui mirent la fameuse trilogie entre les mains de tous leurs élèves.

Jacques Vingtras est si connu que Jules Vallès est un peu oublié. On réduit trop souvent son personnage à celui d’un « communard », saint laïc pour les uns et énergumène pour les autres.

Il naît, sous le nom exact de Louis Jules Valiez, le 11 juin 1832, au Puy-en-Velay, chef-lieu du département de la Haute-Loire. Même s’il devait parfois se réclamer des Cévennes ou du Vivarais, c’est un très authentique Auvergnat, enraciné dans un pays volcanique et rocailleux. Il aime se référer à son « compatriote » Vercingétorix.

Ce fils d’instituteur s’enorgueillit de ses origines totalement rurales. Il se dira, en souriant, « d’une noblesse d’écurie ». « Du côté de mon père, on élevait les cochons, dans ma lignée maternelle, on gardait les vaches. » Ses deux frères aînés sont morts en bas âge, sa sœur cadette finira dans un asile d’aliénés et son père n’atteindra pas la cinquantaine, après avoir enseigné à Saint-Étienne, puis à Rouen.

Le jeune Jules, qui se fera appeler Vallès, vient à Paris pour préparer le concours d’entrée à l’École normale supérieure. Il a dix-sept ans quand il découvre une capitale mal guérie de la fièvre révolutionnaire de 1848. Il est, d’instinct, républicain, sensible à l’idée d’une insurrection menée côte à côte par les étudiants et les ouvriers.

Un premier complot pour enlever le prince-président le conduit à la prison de Mazas. Il n’y restera pas longtemps.

Vite libéré, il va alors subsister de « petits boulots », répétiteur, employé à la mairie de Vaugirard, pigiste au hasard des journaux et des rencontres.

La vie de bohème insouciante à la Murger est bien finie. Ce qui compte désormais, c’est la révolte.

Révolte intellectuelle, d’abord et avant tout. Ce jeune Vellave est assez intelligent pour ne pas croire au coup d’État mené par quelques militants enflammés par un Blanqui. Il prépare, au contraire, la lente maturation des idées, qui doit aboutir au soulèvement du peuple tout entier.

Ses idées politiques sont simples : il est du côté des travailleurs contre les exploiteurs. Il n’en démordra jamais. Et l’on est seulement au début du règne de l’argent-roi !

Il s’exprime aussi bien dans Le Figaro que dans L’Événement, plus attaché à défendre ses idées qu’à la couleur politique du journal qui le laisse s’exprimer.

C’est du bon, très bon journalisme, avec le sens des choses vues. Il se préoccupe plus des quartiers populaires que des grands boulevards et fréquente les artisans chez qui subsiste la flamme révolutionnaire.

En 1866, Vallès réunit nombre de ses articles sous le titre Les Réfractaires. Ce sont ceux qui se sont juré d’être libres et vont se conduire comme des « hors-la-loi », dans un monde tout entier dominé par les pseudo-valeurs bourgeoises et mercantiles. Loin des salons, Vallès croit que l’avenir se bâtit dans les rues. La Rue, c’est d’ailleurs le titre qu’il donnera à l’hebdomadaire qu’il fonde en 1867. La vie est dure pour les polémistes non conformistes. La police de l’Empereur veille. Amendes, campagnes de calomnies de ses adversaires, séjours en prison ponctuent une carrière de militant plus encore que d’écrivain.

Il ne peut donner toute sa mesure qu’à la chute de l’Empire. Le 22 février 1871, il fonde dans un Paris encerclé, affamé, révolté, un journal qui deviendra légendaire : Le Cri du peuple. Il y exprime les idées qui seront celles de beaucoup de communards : mélange de nationalisme anti-prussien et de socialisme à la française. Il écrit : « On devait songer à la Patrie, en même temps qu’à la Révolution. »

Membre de la Commune, ce n’est pas un extrémiste pour autant. Il tente de jouer un rôle modérateur et réprouve exactions, fusillades et incendies. Mieux même, ce défenseur du prolétariat distingue ce qu’il nomme « la bourgeoisie travailleuse et la bourgeoisie parasite. »

Le Cri du peuple attaque « la bourgeoisie fainéante, celle qui fait des places un commerce et de la politique un métier. Troupeau de bavards, cohue d’ambitieux, pépinière à sous-préfets et à conseillers d’État. Celle aussi qui ne produit pas, qui écume, qui rafle, par des systèmes de banques ténébreux ou par des spéculations de bourse éhontées, les bénéfices que font ceux qui se donnent du mal — spéculateurs sans vergogne qui volent au pauvre et prêtent aux rois. » Il précise cependant : « Mais il y a une bourgeoisie ouvrière, honnête et vaillante, celle-là… Elle est, par son courage, et même par ses angoisses, la sœur du prolétariat. »

Au milieu de l’engrenage de la violence, il essaye de garder la tête froide. À l’issue de la semaine sanglante du 21 au 28 mai 1871, quand les Versaillais reprennent Paris au prix de durs combats, l’écrivain se tient à la place qu’il revendique, celle d’un soldat :

« Aux derniers jours, j’ai été avec les combattants, jusqu’à la dernière heure. Dimanche, à huit heures du matin, je commandais encore la barricade de la rue de Paris à Belleville. »

Après plusieurs mois de vie clandestine, il parvient à passer en Angleterre. Condamné à mort par contumace, il subsiste tant bien que mal, refusant de « s’enrégimenter » dans une des tendances qui se disputent la faveur des proscrits. Internationaliste, il n’est pas marxiste pour autant : « Ne me parlez pas, écrira-t-il, des conceptions nuageuses et humanitaires de Marx ! »

Le 13 juillet 1880 au soir, l’amnistie générale lui permet enfin de regagner Paris. Il va relancer Le Cri du peuple et surtout écrire la trilogie qui fera sa gloire posthume. Il meurt, le 14 février 1885, à peine âgé de cinquante ans.

Il avait été un convaincu, non un sectaire. Une preuve entre bien d’autres : un de ses amis, à la fin de sa vie, fut l’ultra-royaliste Barbey d’Aurevilly, aussi catholique que Vallès était athée.

Quant à son style, il est à sa mesure : imagé, polémique, haletant, superbement énergique et moderne. Quel bonhomme !

Jean Mabire.