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Laurent Tailhade L’imprécateur extravagant

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Voici un siècle, les attentats anarchistes faisaient trembler Paris. Le 1er avril 1894, une bombe explosait au restaurant Fouyot, blessant grièvement au visage un des convives. Que la victime fut un poète parnassien célèbre dans le monde littéraire était déjà singulier. Mais que cet homme eut déclaré quelques mois plus tôt, à propos d’une autre bombe, celle de Vaillant : « Qu’importe la disparition de vagues humanités si le geste est beau », rendait l’événement encore plus singulièrement paradoxal. Cela fit rire un Tout-Paris cruel.

Laurent Tailhade devait tirer une brusque popularité de ce drame qui le laissa défiguré. Il faisait jusque-là scandale. Il aurait fait pitié s’il n’avait continué à se montrer aussi impétueux dans sa perpétuelle polémique contre ceux qu’il nommait « les mufles », vague entité qui rassemblait tout l’établissement de son temps, de la droite à la gauche et des socialistes aux cocardiers, en passant bien entendu par les dévots de toutes les religions.

Poète comme on l’était encore à son époque, celle qui fut fort légèrement qualifiée de « Belle » par quelques nantis, il porta à un rare degré de perfection l’injure en vers, forme suprême de l’esthétisme, ce qui n’empêchait certes pas une rare violence. Ses propos atteignirent une telle outrance qu’il fut condamné à la prison par un gouvernement ne pardonnant pas à ce sanglier solitaire de dénoncer les affairistes d’un régime gangrené par la cascade des scandales.

Le patronyme de Tailhade viendrait, à en croire la tradition familiale, « du versant espagnol de la montagne » et s’orthographiait, dans des temps fort reculés, Talhada. Localisée en Navarre dès le XIVe siècle, cette lignée de terriens des Pyrénées attendra le XVIIIe siècle pour devenir citadine et exercer des professions aussi bourgeoises que celles de tabellion ou de médecin.

Le 16 avril 1854, à Tarbes, naît Laurent, d’un père magistrat et d’une mère fille d’hôteliers. À en croire le beau-frère du futur écrivain, le père est ivrogne et la mère bigote. Leur rejeton sera anticlérical et morphinomane ! Mais il montrera très tôt un incontestable tempérament de poète.

Élève au lycée de Pau, puis à la faculté de droit de Toulouse, il se distingue dans un concours de Jeux floraux. Estimant que le métier de plumitif n’est ni convenable, ni rémunérateur, ses parents, désespérant de lui voir prendre une situation, décident de le marier à une jeune Bretonne de petite noblesse et de médiocre santé, mais possédant quelque bien.

Le couple ne tarde pas à » monter » à Paris, où Laurent compte bien faire carrière dans les lettres. Il commence par se lier avec un pochard de génie qui se nomme Paul Verlaine. Il fréquente aussi chez Mallarmé. On pourrait imaginer plus mauvais parrainages. Il en résulte une plaquette de vers : Le Jardin des rêves, parue en 1880.

Tailhade s’y affirme « parnassien ». Il s’en tiendra toute sa vie à cette école et regardera d’assez haut l’orageuse confrontation des naturalistes et des symbolistes.

On remarque vite son talent et surtout son érudition. Depuis son enfance, il a coutume, chaque jour au réveil, en se brossant les dents, d’apprendre vingt vers latins et autant de vers français. Il y ajoute, en se peignant les cheveux, quelques hexamètres grecs.

Il fait étalage d’une prodigieuse culture classique. Bien entendu, il va se réclamer du paganisme antique, célébrant « les dieux couronnés de myrtes et de vignes, les dieux toujours vainqueurs du temps et de l’oubli » !

Ceux qui l’ont connu le décrivent « grand disputeur d’esthétique et vivant, tel un artiste de la Renaissance, curieux de luxures rares, amateur de festins somptueux et glissant volontiers sa bourse dans la poche d’un ami en mal de pauvreté ».

Aussi célèbre pour sa générosité que pour un caractère ombrageux, il se brouille avec presque tous ses commensaux, et d’abord avec Jean Papadiamantopoulos, dit Jean Moréas, « métèque » converti au nationalisme français.

Il reste, lui, un contempteur absolu de l’ordre établi. Quand il publie, en 1892, son livre le plus connu, Au pays du mufle, il aura l’idée singulière de rédiger en vers un pamphlet fustigeant avec autant d’injustice que de talent toutes les institutions de son temps, à commencer par l’Armée et l’Église. Tailhade est naturellement anarchiste. Quand éclate, en 1893, la bombe de Vaillant, il aura ce mot terrible et fort peu démocrate : « Qu’importe la disparition de vagues humanités si le geste est beau ! »

Ses positions extrêmes ne vont pas sans partisanerie : quand il est grièvement blessé, quelques mois plus tard, par une autre bombe anarchiste, il la déclarera, tout simplement, policière et parlera de provocation. Il n’en a pas moins perdu un œil et se trouve passablement défiguré, par le « beau geste » d’un terroriste, manipulé ou pas par la Préfecture.

Il va publier une trentaine de livres et collaborer à de nombreux journaux, qui ne sont pas tous, loin s’en faut, de ses opinions, à commencer par Le Gaulois d’Arthur Meyer. Peu lui importe la couleur politique du directeur, si on lui laisse écrire ce qu’il veut.

Veuf, remarié, bientôt père, il polémique avec une violence qui surprend encore un siècle plus tard.

Dénonçant, en 1901, l’alliance franco-russe et la collusion entre un tyran autocrate et ce qu’on appellerait aujourd’hui la « ripoublique », il est condamné à un an de prison par le tribunal correctionnel de la Seine, en vertu de ce que certains nomment « les lois scélérates » (notre police de la pensée ne manque pas de grands ancêtres). Il entre à la Santé le jour de la Toussaint.

À l’approche de la cinquantaine, Laurent Tailhade est encore un bel homme, malgré sa blessure au visage. Un de ses amis se souvient : « Il avait un profil noble, un nez légèrement busqué et un œil étrange, indéfinissable, couleur brou de noix et comme ensablé de poudre grise. L’âge mûr l’avait rendu replet… Sur un front découvert, un front au large modelé, aux puissants contours, la moindre émotion promenait comme une mèche à la Napoléon. »

Ardent dreyfusard — ce qui le conduisit à se battre en duel avec Maurice Barrés, duel à l’issue duquel il va demeurer estropié de la main droite — il n’en avait pas moins été traité avec une totale ingratitude par les « révisionnistes ». La gauche, constatant sa rigoureuse indépendance, devait lui faire aussi grise mine que la droite. Cela va le conduire à mêler tout le monde dans une même sarabande… Le résultat est aussi intellectuellement explosif que les bombes des anars de la Belle Époque :

« Le clergé maçonnique est aussi bête que les autres, avec cette aggravante circonstance que les cocos se targuent d’être de libres esprits. La stupidité des gens est admirable. Toujours debout, toujours bien au-delà des plus sinistres prévisons, catholiques, juifs, maçons, anarchistes, protestants, c’est le troupeau des mufles qui passe avec une odeur plus nauséabonde que celle des chèvres en été. »

Au soir de sa vie, il n’a rien perdu de sa violence et écrit en 1917 : « Je méprise et je hais le socialisme, ce dernier champignon ténébreux, sorti de la pourriture chrétienne. J’exècre le peuple, fétide troupeau de brutes aux pieds sales, que ce massacre met en folie, et qui, pour assassiner des Allemands qui ne lui ont rien fait, dépense du courage, du sang et de la richesse mille fois plus qu’il n’en aurait fallu pour accéder à la raison, au droit, à la liberté, à toutes les choses que j’ai eu la sottise de lui prêcher avant que mes yeux fussent dessillés… »

On comprend qu’il disparaisse dans une solitude et une pauvreté absolues, le 2 novembre 1919.

Son œuvre lyrique, comme Vitraux ou Poèmes aristophanesques, a davantage vieilli que son œuvre polémique tels Imbéciles et Gredins.

Jean Mabire.