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Louis-Ferdinand Céline Géant, maudit et inévitable

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Le docteur Louis-Ferdinand Destouches, plus connu sous le nom de Céline, est mort, le 1er juillet 1961, dans son ultime « château », après un long, très long voyage, au bout duquel l’homme qui entrait alors dans la nuit apparaît, que cela plaise ou non, comme le plus grand écrivain de son siècle. On peut ne pas aimer le personnage et encore moins l’œuvre (ou le contraire), mais on doit les reconnaître marqués de ce signe indélébile qui se nomme tout simplement le génie. Même ceux qui ne sont pas « céliniens » dans le sens le plus étroit et souvent le plus sectaire du terme, doivent constater le côté incontournable de ce monument, dont le style, à force d’être révolutionnaire et baroque, apparaît finalement comme profondément classique. D’avoir voulu jouer au prophète, dans une querelle lourde de cadavres et de haine, n’a pas exclu Céline de l’univers des lettres pour « crime intellectuel contre l’humanité ». Car il a justement été, par ailleurs, le plus « humain » de tous nos écrivains, le plus proche des indigènes ex-gaulois de ces banlieues sordides, dont il prévoyait, voici déjà plus d’un demi-siècle, la détresse absolue.

Le décor de l’enfance est planté entre les quais sinistres de Courbevoie et le passage Choiseul, où Louise Guillou, épouse Destouches, nourrit son fils de nouilles à l’eau dont la cuisson ne dégage pas l’odeur préjudiciable aux dentelles dont elle fait commerce.

Le gamin, né le 27 mai 1894, connaît non la misère mais la gêne d’un milieu de petits, tout petits bourgeois un peu normands (voir Le Chevalier Destouches de Barbey d’Aurevilly) et beaucoup bretons, qui sont venus se perdre dans la grande ville anonyme.

La famille a quand même les moyens d’envoyer Louis-Ferdinand en séjour utilitaire en Allemagne et en Angleterre. Il commence à « voir du pays », mais préfère vite l’armée aux études. Il ne tarde pas à arborer la sardine d’argent de maréchal des logis au 12e régiment de cuirassiers.

Ce martial margis à la cuirasse de fer et à la crinière de feu a tout juste vingt ans quand éclate la grande tuerie, dont il restera à jamais hanté, comme bien des camarades de sa classe, Drieu, Genevoix, Bernanos, Barbusse et tant d’autres. Au cours d’une liaison à Poelkapelle, pendant la bataille des Flandres, il est blessé très grièvement à la tête et au bras. L’Illustré national fera sa couverture de cette mésaventure de guerre.

Médaillé militaire et réformé à jamais, il voyage, il rêve, il travaille aussi, puisqu’il réussit à faire jusqu’au bout sa médecine.

Il sera médecin du travail à Détroit (USA) et médecin de quartier à Clichy (Seine). Le soir, il écrit.

On peut soutenir que son premier roman, comme la plupart des premiers romans, est largement autobiographique. Son Voyage au bout de la nuit paraît en 1932 et Léon Daudet, dans L’Action française, proclame, le premier, qu’il s’agit d’un des plus grands livres de son époque.

Pourtant, Céline se classera plutôt à gauche : anarchiste, libre penseur, pacifiste, très éloigné des préoccupations des tenants du nationalisme intégral. Seulement, Daudet a tout de suite compris qu’un très grand écrivain surgissait de sa banlieue sordide.

Le voyage, cette longue errance à travers la bêtise et la misère, ne se raconte pas. Soit on se sent d’emblée compagnon de route de Bardamu-Céline. Soit on ne marche pas. Quel exploit de réunir, dès son premier livre, tant d’admiration et tant de répulsion ! Un nouveau style s’impose, à jamais, un parler populaire qui cache bien le colossal travail de l’auteur pour aboutir à cette perfection du vécu. Céline, d’emblée, fait figure de géant.

On pourrait croire que cet inconnu a tout dit et qu’il ne saurait se surpasser. On l’attend à son second roman. C’est Mort à crédit et c’est encore bien meilleur. Céline, qui a séjourné en URSS, apparaît comme l’écrivain-témoin du Front populaire, comme Proust fut l’écrivain-témoin de la Belle Époque.

L’année suivante, c’est le scandale. Immédiat et absolu. Bagatelles pour un massacre dénonce la guerre et se veut le pamphlet le plus antisémite de l’histoire. Il ne sera surpassé, en la matière, que par L’École des cadavres, paru en 1939, à la veille d’un conflit dont Céline n’a cessé de proclamer qu’il serait un suicide.

Après avoir publié, au lendemain de la défaite, un petit essai intitulé Les Beaux Draps, Céline sera sans doute le plus silencieux et le plus équivoque de tous les écrivains de la Collaboration, estimant qu’il a déjà tout dit et que la catastrophe est désormais inévitable. On connaît le périple qui le mènera, avec sa femme Lucette et leur chat Bébert, de Sigmaringen (Wurtenberg) à Klarskovgard (Danemark).

Il a sauvé sa peau, ou ce qu’il en reste. En 1951, il quitte sa retraite septentrionale pour revenir en France. Il lui reste dix ans à vivre, misérablement, dans une maison délabrée de Meudon, qu’il partage avec ses chats et ses chiens, continuant à écrire, à la main, des feuillets qu’il accroche l’un après l’autre, sitôt fini, avec des pinces à linge, après des ficelles tendues au travers d’un bric-à-brac poussiéreux, où il reçoit de temps à autre un malade qu’il se garde bien de faire payer.

Il ressasse ses souvenirs, qu’il transporte à sa manière, entre le sordide et le féerique, dans un fantastique roman-témoignage : D’un château à l’autre qui sera bientôt suivi de Nord, qui reprend la même veine, ou plutôt la même déveine. Le reste de sa production d’après-guerre (Guignol’s band, Normance, Féerie pour une autre fois ou Le Pont de Londres), s’il mobilise encore l’enthousiasme des céliniens, n’ajoute pas grand-chose à une œuvre déjà colossale.

Plus encore que les violences incroyables (et aujourd’hui introuvables) de ses pamphlets, ce qui a le plus nui à Céline, ce sont sans doute des admirateurs qui se sont, inconsciemment peut-être, mués en imitateurs. Ne citons aucun nom. Ils seraient trop nombreux.

Peut-on reprocher à Céline cette intrusion du langage familier, argotique, ordurier dans le roman ? Sans doute pas. Mais il a ouvert une porte qu’il ne s’est pas soucié de fermer, laissant s’engouffrer à sa suite des médiocres et des salauds, dont beaucoup n’étaient certes pas du bord où sa réputation diabolique le tient encore parfois enfermé.

Jean Mabire.