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Louis-Frédéric Rouquette À la rude école de la vie aventureuse

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Une belle édition d’un petit livre de Louis-Frédéric Rouquette, L’Île d’enfer, sort de l’oubli un romancier fort curieux, dont un critique a dit qu’il était à la fois « Daudet et Kipling », ce qui est peut-être beaucoup.

Voici pourtant un écrivain singulier, formé à une très rude école, du Sahara au Canada et de la Patagonie à l’Alaska. Il vécut une vie d’aventures sur l’océan, dans le désert et parmi les glaces.

Pétri de culture gréco-latine, ce fils du soleil se choisit lui-même un destin singulier, entre la littérature et l’aventure, qui l’apparente par plus d’un trait à Jack London, lui aussi disparu aux abords de sa quarantième année.

Rouquette fut sans doute le plus « anglo-saxon » de nos conteurs d’histoires, toutes nourries d’une expérience vécue. S’il n’atteint pas la notoriété d’un Louis Hémon, ses récits du Grand Nord canadien n’en possèdent pas moins un grand pouvoir d’évocation.

Son livre le plus connu, Le Grand Silence blanc, témoigne d’une littérature largement ouverte à la forêt et au grand vent où les immensités glaciales donnent, avec la vision de l’infini, l’image exaltante d’un destin tragique.

Ce peintre de la vie dangereuse fut lui-même chercheur d’or, conducteur de traîneau, chasseur de fourrures, trappeur, pionnier en un mot, dans la solitude désolée de l’extrême nord-ouest du continent américain. Un homme, quoi !

Né le 19 août 1884 à Montpellier, Louis-Frédéric Rouquette, après des études classiques, s’oriente vers les Beaux-Arts.

À quatorze ans, il a vu ses premiers vers publiés et à seize, il est parvenu à faire jouer une pièce de théâtre de sa composition. Adolescent, il n’a pas craint de donner des conférences et de s’y faire applaudir. Le journalisme semble créé pour de tels tempéraments. Il fait ses premières armes à La Dépêche de Toulouse.

« Je peignais, je sculptais, je mettais en vers de huit à douze pieds le soleil, les oiseaux, les fleurs, le printemps, comme si le soleil avait besoin de moi pour rayonner sa gloire, les oiseaux pour lancer leurs trilles éperdus, les fleurs pour enchanter nos yeux, le printemps pour faire croire au bonheur de notre âme. Le cercle étroit de la petite ville était trop restreint. Paris, voilà le tréteau. »

Alors, à vingt ans, il monte vers la capitale. Ce sera mille métiers et mille misères ; il mangera de la vache enragée et même tout un troupeau ! Il court les journaux, compose des chansons, s’essaye au théâtre, devient secrétaire d’un écrivain, puis d’un autre, ecclésiastique celui-ci mais pas non plus porté à rémunérer ses services. Il devient alors attaché parlementaire de trois députés et de deux sénateurs, avant de se retrouver peintre en bâtiment, tout en faisant « le nègre » pour un auteur connu. Entre temps, il poursuit des études : deux thèses de doctorat économique et trois thèses de médecine.

Le démon de l’ailleurs tenaille ce jeune homme à qui son père disait : « Tu sais un tas de choses qui te permettront de crever de faim toute ta vie. » Il décide alors de courir le monde. Après la découverte du Maroc, il s’embarque pour l’Amérique. D’abord le Grand Sud, dans le détroit de Magellan ; puis le Grand Nord, en Alaska. Après avoir donné quelques conférences sur la littérature française, il choisit la vie aventureuse : ouvrier aux mines d’or, meneur de chiens, conducteur de traîneau. Et, bien entendu, pour se nourrir, chasseur et pêcheur dans les immenses solitudes du nord-est américain.

C’est un redoutable coureur des bois, toujours prêt à prendre la piste, sa carabine au poing. Pourtant, sept fois, des conseils de révision l’ont déclaré inapte au service armé sous les drapeaux de la République ! Alors, pendant la guerre de 14-18, il reste au Nouveau Monde, servant son pays dans les services de la propagande française à l’étranger.

Formé à l’école de la vie rude, il peut alors écrire des livres nourris de son expérience du froid, de la neige, des forêts à perte de vue, des lacs pris par les glaces.

Dès 1921, Louis-Frédéric Rouquette publie son plus célèbre livre : Le Grand Silence blanc, qu’il sous-titre « roman vécu d’Alaska ». C’est davantage une suite de nouvelles qu’un roman classique, le seul lien étant la personnalité du narrateur, qui lui ressemble comme un frère. Le livre est curieusement dédié à Tempest, son chien qui fut tout au long de son séjour dans le Grand Nord, son plus fidèle compagnon d’aventure et de misère.

Ces courts récits sont riches en personnages singuliers : Jessie Marlowe, épouse meurtrière d’un sergent de la police montée canadienne ; Hong-Tcheng-Si, le Chinois de San Francisco ; Kotak, l’esquimau inuit ; Gregory Land, le postier qui livre le courrier avec son traîneau à travers les espaces infinis ; César Escouffiat, le Cévenol émigré qui, en plein désert de glace, porte tous les dimanches un chapeau haut-de-forme ; Mac O’Neil ou Jack Nichols, chercheurs d’or ; Ned Douglas, le tenancier du saloon de Rupert-City, ses filles et son pianiste italien Sandrino…

Tous ces personnages singuliers sont mis en scène avec la belle vigueur qui convient à un écrivain habitué à courir le « trait », cette longue trace blanche sur laquelle glisse le traîneau tiré par son team de chiens, que conduit leur « leader », Tempest, le meilleur de tous.

Rouquette a voulu se faire le chantre d’une fantastique épopée où se croisent brutalité, endurance, camaraderie, violence, rien que des sentiments forts, éprouvés par des hommes rudes — et par les quelques femmes qui, parfois, croisent leur route :

« Quel Homère dira l’abnégation et le courage, la volonté et l’énergie de ces hommes qui partirent à la conquête de la moderne toison d’or, n’ayant devant eux que des mondes inconnus, des solitudes vierges, se perdant à l’infini dans les milliers de lieues de neige ? […] Vous n’avez pas eu de poète pour vous chanter, aventuriers de tous les pays qui vîntes un matin sur “la terre qui paye” pour y chercher sinon fortune, du moins l’assurance d’une vie libre, loin des règles étroites de nos civilisations. »

Rouquette continuera sur cette lancée avec Oiseaux de tempête, roman vécu des mers australes ; La Bête errante, qui est un retour vers le Grand Nord canadien, et que vont suivre Le Secret du pôle, La Chanson du pays ou La Bête bleue.

L’Épopée blanche est l’histoire des missionnaires du Grand Nord, les Oblats de Marie Immaculée, qui trouvent en lui un écrivain capable d’évoquer leur apostolat en camarade de la piste blanche.

Aujourd’hui réédité, L’Île d’enfer est paru en 1924. C’est le récit d’une rudesse assez incroyable, d’une traversée à cheval de l’Islande. Une fois encore, Rouquette s’est mis en scène lui-même :

« La neige purifie, le froid qui chevauche et pénètre ma chair rend mon âme meilleure… Le cavalier qui chevauche et suit cette randonnée fantastique n’a rien de pareil au garçon indolent que j’ai laissé là-bas… Au souffle des rafales qui passent, les poumons se vivifient et le cœur reçoit un sang nouveau qui le régénère et l’exalte. »

Au passage, celui qui chanta les missionnaires du Christ évangélisant les Esquimaux du Canada, salue les vieux dieux du Nord, les corbeaux d’Odin ou le soleil triomphant.

Cet écrivain formé à la dure école du risque et de la solitude meurt prématurément à Paris, le 10 mai 1926, après avoir donné à la littérature française de son temps un souffle inconnu, celui du Nord primordial.

Jean Mabire.