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Luc Dietrich Le sang, l’encre et la mort

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

On vient enfin de rééditer les deux « romans » introuvables de Luc Dietrich, dont le nom sonne comme un mot de passe entre initiés.

Peu d’hommes surent transmuer leur propre familiarité avec la vie et la mort comme cet écrivain au parcours fulgurant, dont chaque phrase brûle au fer rouge celui qui découvre de tels abîmes.

Peut-on d’ailleurs appeler romans ces confessions, écrites à la première personne et chuchotées en confidence à quelque ami invisible, faisant ainsi de chaque lecteur un complice parfois horrifié ? Rares sont les livres aussi noirs et pourtant on sait que ceux-ci débouchent sur la recherche d’un ordre où la solitude construit en ce personnage torturé une étrange cathédrale d’ombres et de lumières. On ne comprendrait rien à l’œuvre si courte d’un homme, mort tragiquement à trente et un ans, si on ne l’éclairait aux projecteurs de l’amitié. Deux rencontres ont bouleversé sa courte vie : celle de Lanza del Vasto et celle de Gurdjieff. Il suivit leur enseignement, acharné à devenir lui-même à travers d’innombrables épreuves, auxquelles il sut donner une valeur initiatique. Le Bonheur des tristes et L’apprentissage de la ville sont les diamants qu’il sema comme des cailloux sur son itinéraire et qui nous aident à suivre ses pas, tout au long d’une existence douloureuse et splendide, vécue intégralement selon la terrible maxime de Nietzsche : « Tout ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort ». En ce sens, ses livres sont aussi le récit de combats sans merci.

Il était une fois un enfant qui cherchait partout dans le monde la Fleur du Soleil…

Cet enfant naît le 17 mars 1913 à Dijon. Quelques mois plus tard, son père « fonctionnaire, baroudeur et colon, aventurier aux trente-six métiers » part pour la guerre. Il n’en reviendra que pour mourir, à l’été 1919.

Le grand-père paternel était organiste et compositeur d’opéra ; le grand-père maternel, médecin. Pourtant, la mère de Luc, infirmière, va rompre avec son milieu bourgeois et partir dans une misérable errance, avec son fils de six ans, désormais témoin et complice de sa déchéance. Car cette femme, qui sacrifie tout à son enfant, est esclave de la drogue et use de son métier pour s’en procurer. Elle sera ainsi chassée d’hôpital en hôpital et son fils lui sera enlevé.

À dix ans, Luc est recueilli par un oncle et une tante qui ne tardent guère à s’en débarrasser dans un asile pour enfants anormaux, en Seine-et-Oise. Il retrouvera sa mère pour quelques brèves années, puis connaîtra à nouveau la pension avant de devenir gardien de vaches et domestique de culture dans le Jura. Cette découverte, douloureuse entre toutes, de la vie, on la retrouvera dans son premier « roman », Le Bonheur des tristes.

Dans d’incroyables abîmes se conjuguent l’innocence et le péché, c’est-à-dire la découverte du bien et du mal. On ne peut rêver adolescent plus amoral, spectateur lucide et blessé de la méchanceté des hommes, à tous les âges de leur vie.

Pourtant, il n’y a nul désespoir dans cette vision où les rêves se substituent sans cesse aux médiocrités et aux horreurs du réel. Le livre — qui sera publié en 1935 — est composé de sept parties (chiffre symbolique), elles-mêmes divisées en très courts chapitres, réduits parfois à quelques lignes. La maîtrise est totale. Luc Dietrich s’exprime dans une langue superbe, évoquant avec un lyrisme scintillant les réalités les plus prosaïques.

C’est d’abord la campagne, la terre, les fleurs qui vont sauver cet être déchiré. Et aussi la lecture qui le mènera à l’écriture : « Rares sont les livres qu’on peut poser sur l’herbe et qui résistent à la comparaison avec les brins tout droits, le filigrane des graminées, le silence que traverse un murmure de feuilles. »

Et il ajoute : « Parfois, je refermais mon livre et j’allumais du feu. La flamme tire du bois mort plus de lumière que l’esprit d’une page écrite. Et le feu est, pour l’âme, compagnie plus digne qu’un ami. Car l’ami est un être de chair qui pourrira. L’herbe pourrit, l’arbre pourrit, les bêtes pourrissent. Le feu est le seul être vivant qui ne pourrisse pas et sa mort n’a rien de plus horrible que le simple rien. Tout ce qui pourrit veut rentrer dans la terre, mais le cœur de la terre est de feu et le feu reviendra pour aider avec douleur chaque vie à se laver des pourritures de la chair. »

L’homme qui écrit cela doit gagner sa vie — et celle de sa mère — comme gratte-papier à L’Argus de la presse. Il tombe malade, sans doute tuberculeux. Sa mère meurt en 1931. Il a dix-huit ans. Il connaît la misère et la faim, mais rencontre quelques écrivains vite persuadés de la sorte de génie qui habite ce grand garçon dégingandé, tout en os et en flamme.

Sur un banc du parc Monceau, il fait la connaissance de Lanza del Vasto qui va devenir son ami le plus proche, malgré ses longues absences sur les chemins du pèlerinage aux sources.

Luc Dietrich, inlassable séducteur, va survivre grâce à une riche aventurière qui l’introduit dans le « milieu ».

À la fois « voyou, voyeur et voyant », il sera gravement blessé d’un coup de couteau dans une bagarre, accomplira quelques « missions » inavouables, vagabondera en Italie, replongera dans la solitude, la débauche et une quête de lui-même vécue comme un perpétuel exercice mystique.

Obsédé par le désir de voir, il est autant photographe qu’écrivain. En témoignera son recueil, Terre.

Il est de ceux qui tournent autour de Gurdjieff et de son enseignement. Il poursuit une quête frénétique de la sagesse et vit, avec des amis, comme René Daumal ou Philippe Lavastine, quelque peu « en marge » de la guerre. Cela ne l’empêche pas, au mois de juillet 1942, de faire deux causeries aux élèves de l’École nationale des cadres de la Chapelle-en-Serval dans l’Oise, qui s’inspire de l’expérience de l’École d’Uriage en zone libre.

Cette année-là, il publie son second « roman » : L’Apprentissage de la ville, qui est la suite du Bonheur des tristes.

On y retrouve ce que fut sa vie dangereuse dans les bas-fonds de la capitale. Son ami Lanza écrit alors : « Luc Dietrich est peut-être l’écrivain qui a le mieux réalisé ce que Nietzsche appelle écrire avec son sang. » Cet homme, qu’il décrit « candide et cynique » ne cherchait pas, selon son ami, « l’approbation de l’auditoire, mais le salut de l’âme ».

À la fin du mois de mai 1944, Luc Dietrich part pour Saint-Lô en Normandie. Il est blessé au pied lors du terrible bombardement de la ville quelques jours plus tard et meurt de la gangrène le 12 août 1944. Sa disparition, à cette époque tumultueuse, passe totalement inaperçue.

Il faudra attendre que paraisse, en 1946, le petit livre Dialogue de l’amitié, qu’il rédigea naguère avec Lanza del Vasto pour que nous puissions prendre et sa vraie mesure et la perte que fut sa mort si précoce.

« À la royauté, qui est une manière traditionnelle et consacrée de représenter l’Unité en l’incarnant en une personne, les révolutions n’ont-elles pas substitué les Démocraties qui sont le Règne du nombre, la représentation du nombre sous une forme abstraite et mécanique, l’État ? »

Et Luc Dietrich enseignait cette règle essentielle : « Aucun système n’est meilleur tant que l’homme n’est pas meilleur. »

Utopie ou vérité fondatrice ? La réponse dépend de chacun de nous, pour qui Dietrich reste plus qu’un écrivain, un aîné fraternel.

Jean Mabire.