Aller au contenu principal

Mano Dayak Éveilleur de son peuple

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

En 1992, je consacrais, dans les colonnes de National Hebdo, un long article au livre de Mano Dayak : Touareg, la tragédie. Je n’imaginais certes pas qu’à la veille d’écrire ma 300e chronique de Que lire ?, ce serait à cet homme que j’offrirais une page entière, quelques semaines après la disparition tragique de celui que j’avais eu la joie d’accueillir chez moi, à l’occasion du festival littéraire Étonnants voyageurs de Saint-Malo, il y a quelques années. L’homme du désert m’avait été amené par un homme de l’océan, naguère engagé dans les dures épreuves du Paris-Dakar : il existe une fraternité entre ces deux infinis.

Mano Dayak, dont vient de paraître le second livre, à titre posthume (comme cette décoration que l’on accorde aux meilleurs héros disparus), était-il vraiment un écrivain ? La question me paraît stupide. Il fut, incontestablement, un poète, nourri d’une tradition orale millénaire, et il fut surtout ce que je me plais à nommer un « éveilleur de peuple », ce qui ne va jamais sans lyrisme ni sans péril.

Pour avoir préféré le combat au service de l’identité touarègue à toutes les facilités que lui offrait un monde médiatique qu’il avait su hautement conquérir, il est tombé en soldat, dans un « accident » d’avion, que tous les observateurs qualifient d’attentat. Une fantastique explosion au-dessus d’une terre qu’il a tant aimée scelle d’une lueur fulgurante le destin de celui qui avait voulu sauver son peuple d’une disparition programmée.

Le combat pour leur identité est le bien commun de tous les peuples et de toutes les nations. Il est, par essence même, universel, permanent et solidaire, puisqu’il se reconnaît le même ennemi, à savoir une utopie mondialiste et mercantile qui voudrait effacer toutes les particularités et toutes les différences, au seul profit d’un gouvernement mondial, dont George Orwell avait, en son temps, génialement souligné la malfaisance totalitaire, en lui donnant l’inoubliable nom de « Big Brother ».

De toutes les ethnies dispersées sur notre planète, ce sont obligatoirement les plus traditionalistes qui sont aujourd’hui les plus menacées, car elles représentent, pour les tenants de la pensée unique et « politiquement correcte », le Mal absolu, c’est-à-dire la transposition moderne du diable.

On l’a séculairement baptisé : nationalisme, populisme ou, bien entendu, racisme, alors qu’il est exactement le contraire et lutte contre le fantastique reniement suicidaire que l’on voudrait imposer à tous les hommes au nom du progrès et même, pendant qu’on y est à manier les sophismes, au nom de la démocratie.

Ce préambule est indispensable pour situer le combat de Mano Dayak. Grâce à lui, grâce à sa vie, grâce à sa lutte, grâce à sa mort, les Touaregs ont trouvé la voix — et la voie — qui leur permettra peut-être de survivre dans ce troisième millénaire désormais tout proche.

Son combat politique, Mano Dayak l’avait révélé en premier voici quatre ans — car il y avait urgence — dans son livre vibrant de fierté et de colère : Touareg, la tragédie. Il devait ensuite éprouver le besoin, alors qu’il était déjà lancé dans la plus dangereuse des aventures, kalachnikov au poing, d’évoquer son enfance et sa jeunesse, c’est-à-dire le pourquoi d’une révolte saharienne, qui a surpris le monde entier par une insurrection armée, sans doute tout autant culturelle que politique.

Ce second livre, Je suis né avec du sable dans les yeux, il est impossible de le lire sans une profonde émotion, tant s’y révèle ce qui est aujourd’hui si rare : un homme « vrai », personnage à nul autre pareil dans un peuple à nul autre semblable.

Il est né à une date qu’il fixe tant bien que mal à 1950 — entre l’année de la grande sécheresse et celle de la grande invasion des criquets : « Ce jour-là, le tezakey, le vent de sables, barrait l’horizon d’un mur sombre et rougeâtre, et les animaux, dos au vent, se serraient, silencieux, autour des tentes du campement. »

Il a déjà trois frères et trois sœurs et sera élevé à la dure, dans une famille de nomades de l’Aïr, aux confins du Ténéré. « Les enfants ne doivent pas se plaindre. Se plaindre est interdit. Dans ce désert où tout est rare, où la vie est rude, se plaindre est une faiblesse qui déshonore les hommes. » Sa mère lui a prédit quel serait son destin :

— Ton avenir sera celui que tu maîtriseras.

Ce sera elle qui va lui apprendre, en les traçant dans le sable, vingt-six lettres, étrangement géométriques, de l’alphabet tifinagh, qui compose la langue tamasheg. Rien à voir avec les caractères arabes. On songe aux signes de Glozel, à des lettres grecques, si ce n’est à des runes Scandinaves. Curieux !

Sa mère lui enseigne la lecture, le chant, la poésie. Son père, l’histoire de sa tribu, les Iforas, et les secrets du désert. L’enfant découvre la prodigieuse aventure des Touaregs, hommes libres entre les hommes libres. Caravaniers, pasteurs, guerriers, errants, dans l’infini et sous les étoiles : « Le désert ne s’apprend pas, il se vit et il tue ceux qui ne le respectent pas. »

« Les leçons que mon père m’inculquait se pliaient à chaque situation. Elles se fondaient avec le soleil, le sable et le ciel. Le paysage m’imposait l’humilité, la chaleur m’enseignait la patience, le silence me permettait toutes les méditations. La main de Dieu me caressait la joue. »

L’enfant rêve qu’il sera un jour un nouveau Kaocen, le héros de l’Aïr qui, au début de ce siècle, mena à la guerre les Imajegben — ainsi que se désignent eux-mêmes les Touaregs — peuples insoumis qui refusèrent longtemps l’autorité de la France, avant de découvrir, voici un quart de siècle, que celle du Niger ou du Mali est peut-être encore plus destructrice.

Dans les dernières années du colonialisme, le petit Mano sera enlevé par les gendarmes du désert et envoyé de force à l’école d’Agadez. Il y apprend à lire et à écrire en français ; il découvre qu’il possédera avec cette langue un moyen de faire entendre au monde entier la voix de sa tribu.

L’adolescent comprend que pour sauver l’âme de son peuple, il doit, sans rien perdre de son identité, connaître le vaste monde. Il va vivre à Paris, non pas en immigré (il n’en existe qu’une demi-douzaine de sa race), mais en étudiant. De même, il séjournera aux États-Unis. Au contact des autres, il se découvre mieux encore lui-même.

Il se rend compte du drame que vivent les siens : « J’ai en fait l’impression qu’on veut nous maintenir dans l’ignorance en nous coupant de nos racines. »

Mano a aussi compris qu’il n’est de liberté qui ne se conquiert. Comme il a été le premier de sa classe, il sera, durant son service, un soldat exemplaire, promu au grade de sous-officier. Les armes comme les lettres sont la clé de la libération de sa terre et de son peuple.

Ainsi, il rêve de devenir le guide de ses trois millions de compatriotes : « Nous voulons que le monde entier sache que, dans ce coin du monde, une poignée d’hommes se bat pour préserver ses racines et son identité. »

En 1990, le massacre de Tchin-Tabaraden, où furent exterminés six cents Touaregs, conduit cet intellectuel du combat politique à la résistance armée : le poète devient chef de guerre.

Il ne se bat pas seulement pour sa patrie, mais également pour toutes les autres : « Aucun homme ne peut s’épanouir dans une peau culturelle qui ne serait pas la sienne et qu’on chercherait à lui imposer. C’est de la différence que naissent la richesse et la force. »

Après de durs combats, un accord est signé entre les maquisards et les autorités, en avril 1995. Mais il ne sera jamais appliqué.

Le 15 décembre 1995, Mano Dayak s’embarque dans un avion Cesna pour tenter une nouvelle négociation. L’appareil explose au décollage. Il n’y aura aucun survivant.

Jean Mabire.