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Marcel Aymé Père tranquille et enfant terrible

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Jurassien et montmartrois avec un égal bonheur, cet écrivain qui ne ressemble à aucun autre, a gardé sous une verdeur d’une rare crudité, toute la fraîcheur de l’enfance. Doublement enraciné, cet insatiable rongeur de feuille blanche est à la fois « rat des villes » et « rat des champs », selon la belle formule du critique Pol Vandromme. Il reste le meilleur observateur d’un monde aujourd’hui menacé, si ce n’est disparu, et témoigne à jamais de ce que fut une certaine manière de vivre bien française aux alentours des années trente de notre siècle. D’une exemplaire fidélité à ses amis dans le malheur, cet homme pacifique, libre penseur, sceptique, appartient à l’espèce rare des courageux. Qu’il soit un des meilleurs écrivains de notre pays ne fait aucun doute, n’en déplaise à tous les tartufes qu’il n’a cessé de fustiger.

Né à Joigny, dans l’Yonne, le 29 mars 1902, de parents tous deux venus du Jura, le dernier des fils Aymé appartient par toute son hérédité au monde de l’artisanat rural. Son père, brigadier-maître maréchal-ferrant, était initié à la franc-maçonnerie et militaire de carrière au 1er régiment de dragons. Sa mère, fille d’exploitants d’une tuilerie de bourgade, venait du même petit pays de Haute-Saône.

Orphelin, il doit partir habiter chez ses grands-parents, dans un Jura encore bruissant de légendes telluriques, où la Vouivre mystérieuse règne sur les marais et les brumes. Petit écolier rêveur et déjà silencieux, il fait partie de la bande des mécréants, en butte aux tracasseries des calotins. Cela ne l’empêche pas d’avoir des camarades dans les deux camps, car il déteste déjà tous les sectaires, qu’ils soient laïcards ou culs-bénits.

Après le lycée de Dole, il part pour Paris afin d’y poursuivre des études de médecine, vite interrompues par des ennuis de santé, et par ce que ses frères, et surtout ses sœurs, nomment « une vie dissipée ».

En réalité, il est déjà démangé par le désir d’écrire et noircit les pages d’un cahier d’écolier. Il commence un conte paysan qui s’étire vite aux dimensions d’un roman. Ce sera Brûlebois, publié aux Cahiers de France en 1926. Il vivote de métiers incertains, mais a la chance de rencontrer un garçon de peu son aîné, Jean Prévost, qui le propulse chez Gallimard. Ce jeune provincial va désormais donner au vieux Gaston un roman ou un recueil de nouvelles par an.

En 1933, avec La Jument verte, il connaît à la fois le scandale et le succès, l’un se nourrissant de l’autre. Cette fantaisie rustique, où une jument sarcastique observe les mœurs amoureuses de tout un village, appartient au courant le plus gaulois de notre littérature. Marcel Aymé s’y montre un observateur malicieux de la nature humaine réduite souvent à sa plus virile expression. Ce livre drôle, plus tendre qu’il n’y paraît, et d’une sagesse dont on peut prendre de la graine, provoque la sainte colère du célèbre abbé Bethléem, impitoyable censeur des lettres et des mœurs, dont les articles intimident toute la bourgeoisie bien pensante de l’époque… Cet ecclésiastique suggère même, fort charitablement, une intervention de la justice. Des ligues vertueuses emboîtent le pas.

Les tentatives de poursuites judiciaires, cependant, tournent court et Marcel Aymé, brusquement célèbre, va pouvoir vivre de sa plume. Il multiplie romans et nouvelles, qu’il confie sans distinction à des journaux de droite comme Gringoire, à des feuilles de gauche comme Marianne.

Sa seule idée politique affichée est un pacifisme sans hypocrisie, qui le conduit à dénoncer toute guerre entre Européens. Il refuse les sanctions contre l’Italie fasciste et craint que l’union des bellicistes de droite et de gauche n’aboutisse à un conflit avec l’Allemagne « pour quelque Éthiopie de la Baltique ».

La guerre venue et la défaite subie, il ne va pas cesser d’écrire pour autant. S’il se garde de trop aborder les sujets de l’heure, il n’en donne pas moins sa signature aux journaux de Paris occupé, notamment Je suis partout, où écrivent plusieurs de ses amis.

Travelingue, qui évoque le monde du cinéma au temps du « Front popu », est salué par des critiques favorables qui lui seront reprochées par la suite.

Pourtant le nom de Marcel Aymé ne figure pas sur les listes des écrivains « épurés ». Seulement, au lieu de se tenir tranquille, il se lance avec une fougue imprudente dans la défense des proscrits. Il tente d’arracher Brasillach du poteau, Céline de l’exil et Bardèche de la prison. Il n’hésite pas à s’en prendre à De Gaulle : « Chez le chef de l’État, écrira-t-il plus tard, la passion de la vengeance l’emportera toujours sur la passion de la grandeur. »

Tenu en suspicion par les nouveaux puissants du jour qui animent le Comité national des écrivains, il publie quand même son plus beau roman, Le Chemin des écoliers, chronique douce-amère de l’Occupation, où personne n’est ni blanc ni noir.

Il se tourne aussi, pour longtemps, vers le théâtre et connaît avec La tête des autres ce mélange de succès et de scandale auquel il est désormais habitué. Il est vrai que cet impitoyable tableau de la magistrature est d’une rare insolence.

Père tranquille mais enfant terrible, il hérisse tous les conformistes de son époque qui en prennent pour leur grade avec son essai Le confort intellectuel. Il se brouille avec Thierry Maulnier qui lui reproche l’anti-américanisme résolu de sa pièce La Mouche bleue.

Sommé de s’expliquer sur la place qu’il occupe dans l’échiquier politique, il le fait avec un mélange d’humour et de lucidité.

En politique étrangère, il est pour l’Europe contre l’URSS et les USA.

Ces prises de position datent de 1957. Dix ans plus tard, le 14 octobre 1967, Marcel Aymé meurt à Paris. Depuis, il ne nous a jamais quittés.

Jean Mabire.