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Marcel E. Grancher Paillard de bonne race

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Après avoir publié près de quatre-vingts romans et connu des tirages phénoménaux, Marcel E. Grancher, qui fit à lui seul la fortune des Éditions Rabelais, a totalement disparu de la liste des auteurs disponibles en librairie. Cela ne l’empêche pas de continuer à bien se vendre d’occasion chez les bouquinistes. Né en 1897 et mort en 1976, ce Jurassien a été sans nul doute le plus populaire représentant de l’esprit lyonnais. Dans une ville d’apparence austère, toute d’onction cléricale et de prudence conservatrice, devait naître obligatoirement, par salubre réaction, un état d’esprit bohème, assez anarchiste et frondeur, soucieux de « bien se tenir à table », sans que les abus de la chère n’entravent pour autant les plaisirs de la chair. L’auteur du Charcutier de Machonville a réussi plus que nul autre à faire rire ses lecteurs. Ses gauloiseries, que certains peuvent trouver vulgaires, n’en témoignent pas moins du caractère indestructible des indigènes de ce pays.

Dans les romans de Marcel E. Grancher, le bon vin et « la chose » occupent une place que les bien-pensants et les « pisse-froid » peuvent trouver scandaleuse. C’est oublier une très vieille tradition terrienne qui fait du paillard un indispensable personnage de notre comédie humaine, face au sectaire et au dévot. Le rire, le gros rire gras, est peut-être le meilleur antidote à toutes les solennelles sornettes pseudo-humanitaires de notre monde actuel. Mieux encore que la colère, il nous protège des imbéciles et des coquins.

Même si le monde qu’évoque l’auteur de Marie Trouducœur appartient surtout à ce qu’on nomme l’entre-deux-guerres, il n’en reste pas moins un auteur « fraternel », un homme que l’on aurait aimé avoir pour compagnon de vagabondage et de beuverie.

Fils d’un cafetier originaire de la Creuse, qui préférait offrir à boire à ses clients et trinquer avec eux plutôt que de les faire payer, Marcel Grancher abandonne assez vite Lons-le-Saunier pour suivre sa famille à Lyon. Orphelin de bonne heure, il doit quitter la « boîte à curés » où il fait ses études pour gagner sa vie. Le voici apprenti dans une maison de soieries. Petit commis, au travail de huit heures du matin à huit heures du soir, il découvre la pingrerie bourgeoise d’un milieu dont il se vengera par un portrait impitoyable dans Cerf-Sœurs, drapiers. Plutôt que de donner une augmentation à un employé après de longues années de service, on le récompense « moralement » en lui confiant la clef qui permet d’utiliser les « gogues » réservées à la direction.

Le jeune Marcel quitte directement l’univers du négoce et de l’avarice sordide des classes possédantes pour entrer dans la guerre avec la classe 17.

Cette expérience du feu, il la transcrira dans 5 de campagne, qui recevra, en 1938, le Prix Courteline. Ce livre, s’il fait sa place à l’horreur, n’en montre pas moins le vrai visage du « poilu », rigolard, franc-licheur, tire-au-flanc, gouailleur, ce qui n’empêche pas le courage. La division dont fait partie son régiment d’artillerie n’a-t-elle pas pour surnom « La Gauloise » ? Le brigadier Grancher combat dans les Flandres et en reste marqué pour la vie.

Très grièvement blessé à la jambe par un éclat d’obus, il ne garde pas moins de bons souvenirs d’une époque terrible, mais qui fut aussi « celle où il avait vingt ans avec ses copains. » Son livre, drôle et amer tout ensemble, reste un des meilleurs sur la guerre de 14-18 ; il est à l’artillerie ce que Les Croix de bois sont à l’infanterie.

Glorieux ancien combattant décoré de la médaille militaire à vingt-deux ans, il doit reprendre un travail civil. La soie, toujours. Mais dans le comptoir de Shanghaï qui dépend de la maison de Lyon, bien contente d’avoir à son service un jeune mutilé aussi représentatif.

Sur le paquebot comme en Extrême-Orient, il découvre une vie fantastique et « fait de l’argent ». Il aime les voitures rapides, les jolies femmes, les dîners fins, le grand jeu. Mais il se brûle vite à ce feu et regagne la France, totalement ruiné, en 1922.

Redevenir modeste employé chez un soyeux ne le tente guère. Alors, il s’improvise journaliste, car il a beaucoup vu et il sait regarder et décrire. Il se passionne pour le sport et devient vite le plus joyeux des guides dans le Lyon des « traboules » et des « bouchons ». Il connaît toute la ville et toute la ville le connaît.

Pourtant, il décide de monter à Paris. Il va travailler à L’Auto puis au Paris-Soir d’Eugène Merle. Critique gastronomique, chef de publicité d’une marque de lubrifiants pour moteurs, organisateur de rallyes automobiles, passionné d’aviation, joyeux drille, il finit par épouser une danseuse d’opéra d’origine bruxelloise et revient sagement, dès 1925, entre Rhône et Saône.

Il y fonde son propre journal, La Semaine à Lyon, et organise le concours du meilleur litre de beaujolais. Aussi lyonnais qu’on peut l’être, ami de l’inévitable président Herriot, il n’en passe pas moins une partie de l’année sur la côte flamande, où il a fait construire une villa au bord de la mer, là même où il s’est battu à vingt ans. Nostalgie.

Le Prix Courteline le rend célèbre à la veille de la guerre. Suspect aux Allemands pendant l’Occupation, il se fait oublier dans une retraite laborieuse à Reyrieux, dans l’Ain. En des temps difficiles, il comprend qu’il faut écrire un livre drôle. Ce sera Le Charcutier de Machonville, qui va tirer à 630 000 exemplaires et sera le premier d’une chronique de dix romans gais, où l’on retrouve le charcutier Grasalard et le boulanger Dardillon.

Au lendemain de la guerre, il va vivre à Montmartre avec sa famille, à l’issue d’un quarante-troisième déménagement. Il travaille pour le cinéma et le théâtre, publie roman sur roman, comiques, policiers, historiques, et même politiques. Il fait rire la France entière avec le plus angoissant des sujets : Quand les Russes seront là… Si le rire est le propre de l’homme, Marcel E. Grancher a été un homme. Un vrai. Espèce rare.

Jean Mabire.