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Marcel Jouhandeau Équilibriste entre ciel et enfer

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Il est peu de destin littéraire aussi singulier que celui de Marcel Jouhandeau. Auteur de cent soixante ouvrages, il reste un écrivain assez confidentiel aux limites, souvent franchies, du scandaleux, et dont les tirages ne dépassent guère les quinze cents exemplaires vendus. Ce provincial de la Creuse, qui avait fait de Chaminadour une sorte de mot de passe, fut longtemps considéré comme un écrivain d’inspiration catholique. De « mauvaises mœurs » et un mariage tumultueux avec une danseuse excentrique devaient donner à toute son œuvre une résonance intime assez impudique. Mais son style, dit-on, sauvait tout. Un éminent découvreur de talents, à savoir Jean Paulhan, le considérait comme le plus grand écrivain français de notre siècle.

Pourtant, ses livres, à mi-chemin de la chronique et de la confession, sont d’un inintérêt total pour qui se sent rétif à un univers sentimental aussi personnel.

Des écrits franchement antisémites avant la guerre et un voyage en Allemagne en compagnie de quelques autres romanciers durant l’Occupation l’ont classé en bonne place sur la liste des écrivains « à épurer », voici un demi-siècle. Il a surmonté d’autant plus facilement cette épreuve que nulle œuvre n’est moins politique que la sienne. Et puis, une longue expérience du péché, de la contrition et de l’oubli de fautes sans cesse pardonnées et recommencées l’ont rendu familier d’un purgatoire où il se trouve particulièrement à son aise. Nul ne peut prévoir son avenir, sans doute inséparable du destin même de la langue française.

Ne cherchez pas Chaminadour sur une carte. La ville natale de Marcel Jouhandeau se nomme tout simplement Guéret et a rang de préfecture de la Creuse. Les Parisiens n’y voient, méprisants, qu’une grosse bourgade limousine. Pour un enfant sensible et incontestablement doué du génie littéraire, c’est tout simplement le centre du monde.

On imagine mal qu’un garçon aussi ambigu et fragile ait pour père un patron boucher. Mais le jeune Marcel, né le 26 juillet 1888, sera surtout élevé par sa grand-mère Blanchet, une boulangère.

De cette enfance contrastée, entre rouge-sang et blanc-farine, il tirera peut-être cette constante ambivalence, où péché et piété s’équilibrent, dans une étrange atmosphère de dévotion et de luxure.

Il va vivre son adolescence en compagnie d’une jeune fille, puis d’une femme mûre, alanguies dans un mysticisme quelque peu contagieux. Cela n’empêche pas de solides humanités, un départ pour Paris à vingt ans et la fréquentation de la Sorbonne. Sans renier la religion qui a façonné son âme, il livre son corps aux expériences les plus hardies et les moins conformistes. Il est « gidien » autant qu’on peut l’être.

Comme un signe de sa double personnalité, le jeune Marcel est affligé d’un léger bec-de-lièvre. Son chaleureux biographe, Henri Rhode, écrira : « Son visage en pleine lumière, vu de face, paraît délivré de sa blessure, qui exalte au contraire la différence de ses deux profils, dont l’un est d’autant plus doux que l’autre paraît presque dur, voire cruel. »

Une amie d’adolescence lui dira : « Monsieur, selon qu’on est assis à votre droite ou à votre gauche, on se croit en Enfer ou en Paradis. »

Il balancera, sans cesse, de l’un à l’autre et sera vite inscrit à l’index pour des livres où rodent désir, assouvissement et remords. L’abjection lui est aussi familière que la bigoterie.

À la veille de la Grande Guerre, il devient professeur de latin-grec dans la classe de sixième d’un pensionnat religieux, à Saint-Jean-de-Passy. Il y enseignera pendant trente-sept ans !

Pour se punir d’on ne sait quelle faute (même si on la devine), il détruit une œuvre manuscrite, déjà considérable.

La Nouvelle Revue française publie seulement en 1921 son premier livre, La Jeunesse de Théophile. Il a déjà trente-trois ans et a fait la Grande Guerre, comme secrétaire… dans sa ville natale. C’est cette ville qui va prendre une dimension mythique sous le nom de Chaminadour. Ses récits Les Pincengrain ou Prudence Hautechaume provoqueront quelque scandale, puisque chacun met des visages sur des portraits sans complaisance.

Ami d’une femme riche et belle, qu’il nomme « la Duchesse », il voyage avec elle à travers l’Europe, tout en multipliant les débauches secrètes, qu’il nomme plutôt des imprudences. Il épouse pourtant, à la fin des années vingt, une danseuse Élisabeth Toulemon, la fameuse Élise, que l’on retrouvera dans nombre de ses livres, dont Monsieur Godeau marié, Chroniques maritales, Ménagerie domestique ou Scènes de la vie conjugale.

Tous ses ouvrages — et ils sont innombrables — sortent directement des carnets où il accumulait notations et portraits. Il les publiera un jour sous le nom de Journaliers (vingt-cinq tomes parus !). Se veut-il le Saint-Simon de la torpeur provinciale, puis du tourbillon conjugal ? On pourrait le croire, même si ce chroniqueur est finalement incapable de restituer d’autre vie que la sienne propre — ou souillée…

Perpétuel équilibriste sur un fil tendu au-dessus des abîmes du Bien et du Mal, il se compose peu à peu un personnage singulier, parfois pathétique, toujours paradoxal.

La chose publique paraît l’indifférer totalement. On croit rêver quand on découvre, sous sa signature, en octobre 1936, un article intitulé : Comment je suis devenu antisémite, qui contient une affirmation sans nuance : « J’en suis arrivé à considérer le peuple juif comme le pire ennemi de mon pays, comme l’ennemi de l’intérieur. »

Son ami Paulhan est scandalisé, d’autant que Jouhandeau récidive cette fois sous le titre Le péril juif : « Quatre cent cinquante mille Juifs à peine résident chez nous, c’est-à-dire que les Juifs représentent la quatre-vingtième partie de la population française et ils sont partout, on ne voit qu’eux, on n’entend qu’eux. » Un troisième article suivra, toujours dans L’Action française, et on y découvre des accents céliniens : « On nous défigure, on nous mutile, on nous égorge la nuit. » Ces trois articles seront même réunis en volume. Plus tard, il se justifiera en disant qu’il voulait surtout dénoncer l’insuffisance du gouvernement de Léon Blum contre… le péril nazi !

Arrive la défaite. Il estime qu’on se trouve en présence d’une révolution et non pas d’une guerre ; ou comment expliquer un petit nombre de soldats tués et ces armées entières prisonnières ». L’ancien embusqué Jouhandeau oublie singulièrement les cent vingt mille soldats français tombés en mai-juin 1940.

Sous l’Occupation, il collabore à la NRF et part pour l’Allemagne, en octobre 1941, en compagnie de Drieu La Rochelle, de Robert Brasillach, d’Abel Bonnard, de Jacques Chardonne, de Ramon Fernandez et d’André Fraigneau (dont il est alors amoureux).

Il expliquera ce pèlerinage à Weimar par la curiosité : » J’étais simplement curieux de découvrir l’Allemagne telle qu’elle était devenue, sans nourrir la moindre arrière-pensée ni même y mettre quelque objectif intellectuel. »

Inscrit en 1944 sur la liste des écrivains « indésirables », il est convoqué quai des Orfèvres en même temps que Montherlant. Conduits au siège de la Cour de justice, les deux hommes de lettres sont renvoyés chez eux. Ils prennent alors, racontera-t-il, « leurs jambes au cou et s’enfuient sans demander leur reste, en se tenant par la main ».

Marcel Jouhandeau. retrouvera vite une audience de lecteurs fidèles et mourra, après Élise, le 7 avril 1979. Il a résumé lui-même assez bien la place qu’il entendait tenir :

« Je n’ai jamais eu l’impression d’appartenir à rien, à personne, à aucun clan, à aucune société, et je n’estime les gens que dans la mesure où, du moment qu’ils tiennent une plume, ils se séparent de tous pour être eux-mêmes seulement. Le passé, l’avenir semblent irréversibles. Je souhaite que beaucoup de jeunes gens me succèdent et me fassent oublier. Plus ils auront de talent, et plus je serai fier de les avoir peut-être invités à se dépasser, à ne transiger avec personne, avec rien, à n’aimer que la vérité. »

Jean Mabire.