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Marin-Marie La navigation en couleurs

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Celui qui fut une sorte de seigneur de l’archipel des Chausey, au large de Granville, entre Normandie et Bretagne, mène une belle croisière posthume. On a enfin traduit… de l’anglais, son récit Vent dessus, vent dedans. Ses œuvres ont été exposées au Musée de la Marine, ce qui a provoqué la publication d’un superbe catalogue par les éditions Ouest-France. Enfin, Gallimard vient d’éditer, sous le curieux titre : Les Mémoires en couleurs du marin qui aimait la mer, un album de qualité, présenté avec une ferveur filiale par Yves de Saint-Front. Marin-Marie, qui fut un fort curieux personnage, mérite de n’être plus un inconnu. À l’époque où le budget d’une course transatlantique en solitaire peut atteindre un milliard de centimes, il n’est pas mauvais d’évoquer la vie de celui qui fut un vrai plaisancier et vogua, à peu de frais, de Douamenez à New York, à bord d’un cotre de onze mètres, pour son seul plaisir.

Né Marin-Marie Paul Emmanuel Durand-Couppel de Saint-Front, le 10 décembre 1901, en Mayenne, d’une vieille famille normande de la région de Domfront, celui que l’on connaît aujourd’hui par ses deux premiers prénoms bénéficie d’une hérédité qui explique certes sa double vocation : son père, juriste et éleveur de bétail, néglige souvent le droit et la terre pour la mer et s’embarque en Manche, à bord de quelques voiliers havrais, comme pilotin puis comme plaisancier. Sa mère est une artiste, dont les dessins et les aquarelles ne sont pas sans talent.

Leur fils, troisième d’une famille de quatre garçons, est matelot à six ans. Il manœuvre sa barque dans l’archipel des Chausey où il a pour compagnon de bord un garçon d’une douzaine d’années plus âgé : Alain Gerbault, né lui aussi en Mayenne.

Le futur Marin-Marie passe deux ans dans un collège britannique et parle désormais couramment l’anglais, langue universelle sur les flots. Sa mère meurt juste avant la guerre de 14, tandis que son frère aîné entre à l’École navale.

Trop jeune pour participer au conflit, le moussaillon des Chausey fait son droit, prête le serment d’avocat, mais se montre surtout assidu aux cours du soir de l’École des Beaux-Arts de Rennes (où l’avait précédé Jean de La Varende).

Il réussit à faire quand même son service militaire dans la Marine. Plutôt que d’embarquer comme secrétaire à… Paris, il demande à rejoindre, comme matelot soutier au charbon, le Pourquoi pas ? du célèbre commandant Charcot. Il découvre le monde arctique. Il vit une seconde campagne, au Groenland cette fois, comme gabier, et parvient entre deux quarts, à noircir quelques carnets de croquis.

Rendu à la vie civile en 1927 et troquant son nom de Marin Durand contre celui de Marin-Marie, il va dès lors se consacrer à son art, se révélant, sans conteste, comme un de nos meilleurs peintres de marine. Il épouse une compatriote normande de Saint-Hilaire-du-Harcouët et l’entraîne aussitôt dans une croisière mouvementée en mer d’Irlande, avant de lui faire trois enfants.

Désormais, il partage sa vie entre son métier de peintre et son talent de skipper. Il participe à des expositions et à des régates, collectionnant les succès. À trente ans, il passe aussi le concours d’ORIC de la Marine nationale (officier de réserve interprète et du chiffre). Sur trente candidats, il n’y a qu’une seule place ; elle est pour lui.

En 1933, c’est la grande aventure de la traversée de l’Atlantique en solitaire à bord du cotre de onze mètres Winibelle II (c’est le nom de sa fille). Parti de Douarnenez le 10 mai, il arrive à New York le 17 août, après avoir, par deux fois, fait escale. 65 jours de mer. Il suit, dix ans après, les traces d’Alain Gerbault, mais fait le double de route en moitié de temps. « Une promenade de santé », dit-il.

En 1936, il effectue la traversée de New York au Havre en moins de vingt jours, à bord d’une petite vedette à moteur, l’Arielle.

De ces deux transatlantiques solitaires, il tire un livre qu’il publie en anglais Wind aloft, wind alow, car il pense, avant la guerre, que seul le public anglo-saxon peut s’intéresser à la voile. En France, estime-t-il, il y a malheureusement trop de distance entre les pêcheurs et les yachtmen. Il faudra plus d’un demi siècle pour que nous en connaissions la version française !

En 1939, c’est l’expédition au plateau des Minquiers, à l’ouest de Chausey. L’affaire a été évoquée par Michel Mohrt dans son roman La Prison maritime. Marin-Marie, à la tête d’une petite flottille, débarque sur cet archipel désert, propriété des États de Jersey, et construit en quelques heures, une cabane-abri pour les pêcheurs normands et bretons, indésirables dans les eaux territoriales de Sa Majesté.

La guerre fera oublier cet imbroglio diplomatique.

L’enseigne de vaisseau Durand de Saint-Front sert à bord du Strasbourg, ce qui lui vaut d’assister à la tragédie de Mers el-Kébir. Embarqué sur le torpilleur Fantasque, il est aussi témoin de l’affaire de Dakar !

Comblé d’honneurs par le Salon de la Marine, il se partage après la guerre entre sa superbe demeure des Chausey, « la maison du Capitaine » achetée et restaurée au début du siècle par son père, et d’innombrables croisières sur toutes les mers du monde.

Ami du romancier Paul Guimard, il reste l’auteur d’un seul livre , où on trouve beaucoup d’humour « à la Jacques Perret ». Il est aussi l’illustrateur de Roger Vercel, du commandant Charcot et d’Édouard Peisson.

Devenu pratiquement aveugle, il meurt à quatre-vingt-cinq ans dans sa Normandie ancestrale, à Saint-Hilaire-du-Harcouët, le 11 juin 1987.

Jean Mabire.