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Maurice Donnay Tout l’esprit du Chat noir

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Ce n’est pas une mauvaise idée d’avoir réédité dans la collection « Les Cahiers rouges » de Grasset le petit livre totalement introuvable d’un auteur à vrai dire passablement oublié.

Notre époque est pourtant avide, à cent ans de distance, de découvrir cette littérature fin de siècle. Et quand on arrive au bout d’un millénaire, la tentation est peut-être encore plus forte de regarder en arrière. Non par nostalgie inopérante ni par gloriole déplacée, mais simplement par curiosité, ce qui reste bien la vertu majeure de tout amateur de livres.

Pourtant, Maurice Donnay ne se fit pas d’abord connaître comme écrivain. Ce jeune ingénieur de Centrale se contenta simplement de réciter quelques vers, dont la plupart étaient de lui. Mais il choisit, pour cet exercice, un lieu qui devait s’élever au rang d’un véritable mythe : le cabaret du Chat noir.

Devenu, à la soi-disant Belle Époque, auteur dramatique à succès, dont l’œuvre garde encore quelque intérêt — même si Donnay fut au théâtre ce que Bourget fut au roman — il apparaît aujourd’hui comme un précieux mémorialiste.

Réputé « collaborateur » pour avoir signé, en 1942, une pétition des intellectuels français contre les bombardements alliés lors de la dernière guerre, cet aimable auteur de quatre-vingt-cinq ans devait « passer à la trappe » et mourir fort solitaire dans les derniers jours d’un conflit planétaire, qui le reléguait dans un passé bien lointain.

S’il est un auteur qui appartient à la capitale, c’est bien lui : Maurice Donnay est né le 12 octobre 1859, dans le IXe arrondissement, de parents et grands-parents parisiens. Il fait ses études au lycée Louis-le-Grand, où il se passionne bien davantage pour les lettres que pour les sciences et écrit quelques poèmes dès l’âge de quatorze ans.

Pourtant, son père, ancien élève fort brillant de l’École Centrale, exige qu’il suive la voie familiale. Le jeune Maurice passe péniblement le concours d’entrée et, trois ans plus tard, parvient à sortir de Centrale, dernier de sa promotion. Le seul souvenir qu’il laissera à l’École est d’y avoir composé une revue, qui connut un grand succès auprès de ses condisciples.

Il gagnera ensuite sa vie dans l’usine de machines-outils que dirige son père, puis entre dans une entreprise de constructions métalliques.

Le grand jour de sa vie, c’est le 19 janvier 1891. Il a déjà la trentaine bien sonnée quand il franchit le seuil du célèbre cabaret du Chat noir et monte sur scène pour y déclamer quelques vers de son cru. L’accueil est triomphal.

Ce Chat noir, qu’anime le peintre Rodolphe Salis, est une véritable institution montmartroise. Fondé en 1881, dix ans avant que Donnay s’y fasse connaître, il a tenu ses assises boulevard Rochechouart, avant d’émigrer rue Victor-Massé.

Ce n’est pas seulement un cabaret, mais aussi un hebdomadaire publié chaque samedi, où l’on retrouve les meilleures plumes satiriques de l’époque.

Héritière de sociétés de joyeux compères qui portaient des noms aussi singuliers que les Hydropathes, les Hirsutes ou les Incohérents, l’équipe rassemble des tempéraments aussi singuliers que Claude Debussy, Paul Verlaine ou Alphonse Allais, tous artistes, tous poètes, tous fantaisistes dans le meilleur sens du terme.

« Environ 1890, écrira le nouveau venu, il y avait des idées, dans les mœurs, une aisance que l’on trouvait fort nouvelle. On respirait l’air non pas de la liberté, mais des libertés, de toutes les libertés et cet air-là semble d’abord léger. »

Il ajoute fort joliment : « Les femmes portaient des bas noirs, on chantait les refrains du Chat noir et l’on voyait la vie en rose. »

Voici le Centralien désinvolte définitivement conquis par un état d’esprit qu’il ne reniera jamais :

« Tour à tour et à la fois blagueur, ironique, tendre, naturaliste, réaliste, idéaliste, cynique, lyrique, fumiste, religieux, mystique, chrétien, païen, anarchiste, chauvin, républicain, réactionnaire, tous les genres, sauf, à mon sens, le genre ennuyeux. Ses marraines, à ce Chat noir, ce furent l’indépendance et la fantaisie. Enfin, il n’est pas très aisé de définir ce que fut “l’esprit du Chat noir” ; il est plus simple de dire ce qu’il ne fut pas : ni prétentieux, ni sectaire et c’est bien l’esprit que je souhaite à tous les hommes, à travers la vie et dans toutes les situations. »

Sa contribution à l’entreprise sera une piécette en ombres chinoises, Phryné, suite désopilante de pseudo-scènes grecques - car cet ingénieur possède une solide culture classique. Il poursuit l’entreprise avec une revue baptisée Ailleurs, de la même veine, et surtout par une comédie, toujours d’inspiration hellénique : Lysistrata, d’après Aristophane.

Tout en collaborant au Journal, à La Vie parisienne, au Figaro, et bien entendu, au Chat noir, où il donne dialogues et chroniques, Maurice Donnay va s’affirmer comme un des auteurs dramatiques les plus en vogue dans les dernières années du siècle.

Sa pièce Amants inaugure une carrière à succès, dans laquelle il évoque presque toujours une société élégante et désœuvrée, où sévit l’amoralisme le plus total.

Mais il n’en est pas dupe et il sait que, tôt ou tard, il faudra payer la facture. Ce sera même le titre d’une de ses pièces : La Douloureuse (1897). On le prend pour un auteur de boulevard. Il n’est pas que cela et fustige en fait tout un milieu décadent, où se croisent noceurs, oisifs, blasés, fêtards, pseudo-aristocrates, femmes du monde et surtout du demi-monde.

Ses intrigues sont bien ficelées et ses personnages fort vivants. On applaudit La Clairière ou Le Torrent et on se souviendra longtemps d’Éducation de prince (1900), dont sera tiré en 1938 un film avec Elvire Popesco et Louis Jouvet.

Cet auteur aimable ne craint pas les sujets « engagés ». Ainsi, Le Retour de Jérusalem qui, selon un petit livre qui lui a été consacré entre les deux guerres, « met aux prises l’israélite orgueilleux, libéré des préjugés, avec l’esprit latin épris de mesure et de traditions ». Bien qu’il se défende d’être antisémite, « Maurice Donnay a voulu montrer qu’il y a incompatibilité d’humeur absolue et par suite fusion impossible entre la race juive et la race aryenne ». Les sionistes ne prétendront jamais autre chose.

Cet auteur, que l’on dit mondain, est très anti-bourgeois. Il déteste ce qu’il nomme par dérision « l’aristocratie de l’argent ». Il déteste aussi le milieu parisien. Il a une belle formule prémonitoire : « Est-ce que nous ne voyons pas tous les jours de grands brasseurs d’affaires échapper à toute répression, parce qu’ils ont des amis dans la politique et la magistrature ? Voler par le temps qui court, ce n’est pas prendre, c’est être pris. »

Ce Parisien de Paris se veut provincial et ne peut écrire que dans sa propriété du prieuré du Gaillonnot, près de Meulan-en-Vexin…

Finalement, chacune de ses pièces exprime un dégoût profond de la solennelle hypocrisie de la société moderne. Cet esprit narquois est celui d’un contempteur acharné du Tout-Paris qui l’applaudit.

Ce Tout-Paris l’applaudit d’ailleurs de moins en moins et lui préfère Sacha Guitry. Élu à l’Académie française en 1907, Maurice Donnay est classé définitivement comme un auteur Belle Époque. On le croit mort depuis longtemps quand on découvre sa signature, le 6 juillet 1942, dans le Manifeste des intellectuels français contre le crime anglais, évoquant « le sauvage attentat britannique contre la banlieue parisienne dans la nuit du 3 au 4 mars… »

Il meurt en 1945, à une date qui convient admirablement à cet ancien pilier du Chat noir : le 1er avril.

Jean Mabire.