Aller au contenu principal

Maurice Genevoix Chantre de la terre

Retour au sommaire du volume premier des Que lire ?

L’année 1990 a marqué le centième anniversaire de la naissance de Maurice Genevoix — le 29 novembre 1890 — et le dixième anniversaire de sa mort — le 8 septembre 1980. Secrétaire perpétuel de l’Académie française, l’écrivain qui nous a quittés dans sa quatre-vingt-dixième année reste le représentant exemplaire d’une génération, celle qui a vécu dans sa chair et dans son âme la Grande Guerre. Il fut aussi le chantre passionné d’un paysage, celui de la Sologne, et d’une race d’hommes, celle des gens enracinés en leur terre et pour qui les animaux et les humains vivent en fraternelle complicité, tant ils sont, les uns comme les autres, immergés dans une nature omniprésente. Genevoix apparaît sans nul doute comme le témoin essentiel d’une robuste France rurale, vouée au massacre de la guerre civile européenne de 1914 et condamnée à la disparition par le désordre actuel des choses qui veut nier les individus et les terroirs. Ainsi cet honnête artisan des lettres, bon et calme, devient, avec le recul du temps, une sorte de roc dans la tempête.

Il y a au moins trois Genevoix, tous aussi attachants et émouvants : le guerrier, le terrien et le voyageur. Peu de vies — et la sienne fut longue — ont été aussi « bien remplies », selon la formule populaire. Le sillon que laisse derrière lui cet homme de bonne souche est droit et fertile.

Son œuvre toute entière — et elle est abondante — constitue une sorte de « chef-d’œuvre » à la manière de celui que devaient naguère réaliser de leurs mains les Compagnons du Tour de France. Il est de leur famille, ce garçon qui naît à Decize, dans la Nièvre, et passera son enfance dans un bourg du Loiret, à Châteauneuf-sur-Loire.

Provincial de campagne tout autant que de bourgade, il n’en dédaigne pas pour autant les études les plus classiques. Il prépare l’École normale supérieure dans la rue d’Ulm, où il est reçu premier en 1911.

Le voici promis à une belle carrière de professeur. Mais la mobilisation arrache ce cacique aux bancs de sa thurne.

La guerre sera la grande initiatrice de sa vie. Il va aller jusqu’au bout de la souffrance, du courage et de la peur.

Sous-lieutenant d’infanterie, puis lieutenant, puis commandant de compagnie, il reste sur la ligne de feu du mois d’août 1914 au soir du 25 avril 1915, où il est très grièvement blessé aux Éparges par trois balles explosives.

De cette terrible expérience, le jeune normalien tirera la matière d’une demi-douzaine de livres, qui sont sans doute les plus justes et les plus purs de toute la littérature de guerre. On ne trouve ni héroïsme déclamatoire ni réquisitoire pacifiste chez cet authentique combattant, mais seulement, restitués à jamais, les visages des vivants et des morts, avec les mille misères qui forment la trame des nuits et des jours dans les tranchées de l’avant.

Revenu de l’enfer meurtri à jamais par ses flammes et ses cendres, Maurice Genevoix éprouve l’irrépressible besoin de reprendre racines en sa terre enfantine. Il y revient comme on retourne boire à une source fraîche après une longue errance. Désormais, il est Solognot résolu, conscient d’incarner les caractères et les rêves de son pays d’étangs et de bois.

Rémi des Rauches, en 1922, lui assure la notoriété et Raboliot, en 1925, le succès, grâce à un prix Goncourt bien mérité. Ce braconnier, orgueilleux et sûr de lui jusqu’à la témérité, est un des personnages les plus forts de la littérature rustique. Le héros, qui n’a rien d’intellectuel, possède tout naturellement une « volonté de puissance » qui le conduit à « vivre dangereusement », en hors-la-loi.

Cette exaltation de personnages violents et solitaires trouvera peut-être son sommet avec La Dernière Harde, paru juste avant la guerre, en 1938. Cette fois, ce n’est plus un braconnier mais un garde-chasse qui incarne les vertus rurales chères à Genevoix : le goût de la liberté jusqu’au défi, la fidélité à soi-même, le refus de toute contrainte étrangère à l’ordre immuable de la Nature.

Dans ce monde profondément terrien, il n’y a guère de place pour les spéculations philosophiques ou religieuses. Tous ces paysans sont tranquillement païens, trop singuliers pour se plier aux habitudes de la masse crédule des campagnes.

Vivant depuis 1927 au bord de la Loire dans sa maison des Vernelles, à Saint-Denis-de-l’Hôtel, Genevoix va multiplier les romans où les passions humaines, les forces telluriques, les présences animales s’affrontent et s’équilibrent dans un lyrisme très concret, où la grande Terre-mère impose sa sagesse.

Ce terrien est pourtant aussi un voyageur. Du Canada, il ramène La Framboise et Belle-Humeur, du Sénégal Fatou Cissé et de l’Allemagne, connue dans sa jeunesse, Loreleï qui, en 1978, deux ans avant sa mort, couronne sa carrière.

Son recueil de contes, Beau-François et ses différents Bestiaires témoignent de sa fidélité à son terroir, à ses gens, à ses bêtes, à ses lois. Il attendra la dernière année de sa vie pour publier ses mémoires sous le titre Trente mille jours.

Comme il a bien servi la terre gauloise que son ancêtre, venu de Genève du milieu du XVIe siècle, avait naguère élue ! Aux derniers jours de sa vie, il est encore capable de s’émouvoir de sa rencontre avec un écureuil ; celui-ci reconnaît le promeneur comme appartenant à son règne, animal et divin tout ensemble : « Il m’avait été donné de voir s’entrouvrir sous mes yeux un monde vrai, où les symboles et les correspondances sont la seule réalité, où la création est Dieu même, et Dieu sa propre création. »

Comme elle existait, pour Maurice Genevoix, la religion de la forêt !

Jean Mabire.