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Maurice Leblanc L’anar cocardier

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Peu de gens connaissent le nom même de cet écrivain particulièrement fécond (près de quatre cents titres de romans ou de nouvelles publiés entre 1891 et 1941, en un demi-siècle très exactement de vie littéraire). Mais tout le monde, absolument tout le monde, connaît le nom de son « héros » : Arsène Lupin. Les aventures du « gentleman-cambrioleur » font partie de notre univers familier. La célébrité de Lupin reste curieusement intacte, malgré l’impitoyable concurrence des SAS et autres aventuriers chanceux. Mais Lupin, c’est Lupin, mystérieux, charmant, insurpassable. Même d’assez médiocres feuilletons télévisés n’ont pas réussi à ternir les huit reflets de son haut-de-forme et l’éclat métallique de son regard d’acier derrière le monocle, très Belle Époque, de celui qui reste un des personnages les plus « typés » de la littérature populaire. L’idée de génie de Maurice Leblanc, c’est d’avoir réuni en un seul personnage le seigneur et le brigand. Lupin n’est pas un voyou ni une fripouille, c’est, très exactement, un « hors-la-loi ». Un Viking, en quelque sorte, pirate et seigneur tout ensemble.

Né à Rouen le 11 décembre 1864, rue Fontenelle, mis au monde selon la légende, par le Dr Achille Flaubert, frère de Gustave, ancien élève du lycée Corneille, puis étudiant en Allemagne et en Angleterre, employé de commerce, Maurice Leblanc, par tous ses ancêtres, par tous ses camarades, par toutes ses vacances, par toutes ses rêveries, est totalement enraciné en terre normande, rouennaise et séquanaise.

Ce n’est pas un Normand de la terre ni de la mer, c’est un Normand du rivage. Étretat reste son haut lieu sentimental. Et il découvre en vélocipède tous les chemins de l’arrière-pays.

On ne peut que songer à Maupassant. Non seulement Maurice Leblanc y songe, mais il l’imite. Quand il publie en 1891 un premier recueil de contes, Des Couples, il « fait du Maupassant ». Et pas du plus mauvais.

Il se croit alors une vocation de grand romancier psychologue et ne cache guère ses ambitions. Elles seront assez vite déçues. Son roman Une femme, dont il attend beaucoup, ne remporte guère qu’un succès d’estime. Persévérant dans cette voie, il est voué à n’être qu’un sous-Bourget, ou un sous-Donnay. Et il faudrait aujourd’hui être centenaire pour se souvenir encore de Paul Bourget et de Maurice Donnay.

Que tout cela est poussiéreux et soporifique ! Le degré zéro de la littérature. Comme il faut bien gagner sa vie, même quand on est fils d’armateur, Leblanc publie en juillet 1905, dans Je sais tout, un nouveau magazine à grand tirage, un conte « policier » : L’Arrestation d’Arsène Lupin. Le succès est immédiat et foudroyant. Maurice Leblanc ne s’en remettra jamais. Le voici, pour tout le reste de sa vie, condamné à « faire du Lupin ».

Chacune de ses nouvelles et chacun de ses romans consacrés à ce « gentleman cambrioleur » est un triomphe. Chacune de ses autres tentatives littéraires — les seules auxquelles il croit — se solde par ce qu’on nomme vulgairement un bide. L’Enthousiasme n’enthousiasme guère ses rares lecteurs.

L’époque des grands Lupin est celle qui précède la guerre de 14 et répond aux besoins d’un public sevré — pas pour longtemps — d’aventures meurtrières.

Cette nostalgie de la vie dangereuse fait écrire à certains critiques que Lupin est un héros nietzschéen ! Ce n’est pas si paradoxal. Le personnage se situe assez bien « au-delà du bien et du mal » et si quelqu’un manifeste une fantastique « volonté de puissance » c’est bien lui, sans nul doute. « Je prends donc je suis » est sa devise.

Homme de l’avenir, car il possède la mémoire la plus longue, Lupin ancre toujours ses exploits dans la géographie — presque toujours celle du pays de Caux, cher à Maurice Leblanc — et dans l’histoire, fut-elle légendaire. En ce sens, L’Aiguille creuse est sans doute le chef-d’œuvre de la geste lupinienne.

Véritablement hanté par les vertus cardinales du sang et du sol, sans pour autant tomber dans la littérature dite régionale, Leblanc est devenu, sans le vouloir, un grand, très grand romancier.

Maurice Leblanc, en bon artiste et en vrai Normand, se veut assez anarchiste et libertaire pour se singulariser dans la bonne société de son temps. Libre-penseur comme on disait alors, et même anticlérical et « panthéiste », il est (tardivement) dreyfusard par envie de justice, mais farouchement nationaliste par amour de son pays. Il laisse percer ses sentiments dans Le Bouchon de cristal, qui date de 1912.

Il s’y montre violemment antiparlementaire et reproche aux politiciens leurs trop fréquentes liaisons avec les affairistes. Le terme de député sous sa plume devient une injure. Dans un de ses premiers récits, il évoque, d’une manière fort péjorative, les « rastaquouères » — mot totalement tombé en désuétude, mais à forte connotation raciste. Députés « chéquards », banquiers véreux, policiers « ripoux » dansent un étrange ballet, au milieu duquel Lupin apparaît finalement fort honnête. Il ne vole qu’aux riches puis, dans la suite de sa carrière, qu’aux voleurs.

Maurice Leblanc, avant de mourir le 6 novembre 1941, ira même jusqu’à écrire de son héros : « Il vit toujours en marge de la société et en opposition avec les lois. Mais ces lois, il ne les transgresse que pour servir la société. C’est aussi un patriote. Il sert son pays à sa manière, et avec tant de magnificence que son pays, qui devrait le coffrer, est contraint de le remercier. Au fond, il est chauvin, cocardier, épris de gloire et de panache, révolutionnaire en diable, bref, un bourgeois, capitaliste et bien pensant. »

Le Viking finirait-il dans la peau d’un vigile ?

Jean Mabire.