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Michel Perrin Toutes les cordes à son arc

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Le 21 août 1994, disparaissait Michel Perrin. Il est surprenant qu’un homme d’un tel talent puisse ainsi nous quitter sans faire de bruit. Il était assez libre d’esprit pour peu se soucier du silence d’un monde médiatique, dont il connaissait, pour y avoir travaillé comme journaliste, la nullité et la prétention.

Seul comptait à ses yeux l’opinion de ses amis. Cet écrivain qui a écrit peu de livres — et sur des sujets tellement divers, on dirait presque disparates — aimait trop l’instant présent pour se lancer dans une œuvre de longue haleine. Il possédait le vrai talent, celui qui consiste à tout réussir sans cesser de sourire.

Il avait assez d’humour pour ne jamais pontifier. Pourtant, il était, dans son genre, un maître. Il aurait mérité le titre de meilleur ouvrier du monde des Lettres, tant il se révélait d’une extraordinaire virtuosité, pasticheur, auteur dramatique, nouvelliste, historien de jazz, gastronome, portraitiste, bref, touche-à-tout dont l’éclectisme et la curiosité ne connaissaient aucune limite. La seule chose qui l’ennuyait vraiment était de faire la cour aux puissants de ce monde, ce qui exige d’abord de se prendre au sérieux.

On s’apercevra un jour que ce gentleman dilettante était l’incomparable témoin d’une société dont il observait tragédies et comédies avec le sourire amusé de celui à qui on ne la fait pas. Qu’il fût par ailleurs homme de conviction et de fidélité ne surprendra que les imbéciles.

Il est assez incroyable d’apprendre qu’un homme aussi jeune d’allure et d’esprit avait atteint l’âge — respectable — de soixante-seize ans. Le seul mot de respectable eut d’ailleurs fait bien rire ce septuagénaire qui pouvait jouer de toutes les séductions. Il savait mieux qu’un autre ce qu’est un « irrésistible sourire », comme l’écrivent les romanciers populaires.

Mais l’état-civil est là. Impitoyable. Il est né le 26 mai 1918, à Angers, Maine-et-Loire. Certains voudraient faire de cet Angevin un Tourangeau. Rien de tel pour provoquer chez lui quelque immédiate réaction identitaire. Pourtant, il aimait rendre grâce à la langue de la province voisine, disant à un de ses amis : « Le français n’est pas la langue de l’Île-de-France, mais celle de la Touraine, qui est devenue, avec Ronsard et la Pléiade, le français le plus pur, le vrai français classique, sans accent, sans rien d’autre que la langue du Jardin de France, sous François Ier. »

Sa sensibilité au « beau langage » va devenir chez lui la première forme d’un nationalisme tranquille, dont il ne se départira jamais.

Il perd sa mère quand il a huit mois et son père — toujours absent, d’ailleurs — quand il a treize ans. Il est élevé par sa grand-mère qui habite en face de la cathédrale d’Angers et tient à des principes qui datent d’un XIXe siècle encore très présent dans cette petite ville d’un Ouest aussi catholique que patriote.

À l’issue d’une scolarité assez chaotique à l’externat Saint-Maurille, pépinière réputée de bien-pensants, il vient à Paris pour y suivre théoriquement des études supérieures. On ne sait trop s’il s’agit du Droit ou des Lettres, mais, dès son arrivée dans cette ville de perdition, il prend soin de rassurer sa bonne grand-mère : « J’ai trouvé un appartement près du Sacré-Cœur », lui écrit-il. Il s’agit de la place Pigalle…

Comme il a hérité de son père, il n’est pas saisi par le besoin de travailler et sa seule contrainte est de passer de temps à autre à la banque pour y chercher de l’argent. Il vend peu à peu toutes ses actions « pour y voir plus clair ». Un matin, il apprend qu’il ne lui reste plus rien. Le soir, il dîne en ville.

— Il faut que je trouve du travail, dit-il.

Un des convives lui téléphone dès le lendemain, pour lui proposer un emploi. Il est plutôt surpris :

— Ce n’était pas à un jour près…

Cette place ne sera pas la bonne. Il va faire trente-six métiers, entre autres celui de disquaire, jusqu’au moment où il devient journaliste. On connaît la formule : en sortir mène à tout. Lui, c’est d’y entrer qui va le mener à tout, ou presque. Doué d’une incroyable facilité de plume, il ne voit pas pourquoi il devrait passer une journée à faire de la présence pour un article qui lui demande une demi-heure de travail. Alors, il quitte vite la salle de rédaction et va retrouver ses copains. Il aime les aviateurs, les musiciens de jazz, les surréalistes, les aventuriers, les vrais, ceux qui ont un jour tout risqué pour une idée.

Il a passé la guerre à Marseille. D’innombrables photos de trottoir le montrent sur la Cannebière, très play-boy avant l’heure. Il a bien songé à s’engager. Mais il n’a pas eu le temps : il lui fallait voir cinq films par jour et écouter tous les disques de jazz alors introuvables. Dans ce domaine, il a acquis un savoir phénoménal. En témoignera plus tard une définitive Histoire du jazz, qui paraîtra en 1967 dans le Larousse encyclopédique de poche. Avec son vieux complice Hugues Panassié, il a été l’animateur inlassable du Hot-Club de France, une institution !

Quand, après la guerre, il se relance dans le journalisme, il est capable d’écrire sur tout et même sur rien. Il n’est pas fixé sur ses engagements. On le voit aussi bien aux Nouvelles littéraires qu’à Candide, aux Lettres françaises et surtout à Télé 7 jours.

Il est au-dessus des querelles partisanes. Cela ne l’empêche pas d’être hussard dans son genre et grand copain de Jacques Laurent — comme il l’avait été de Max Jacob.

Paradoxalement, il va révéler son vrai visage en s’avançant masqué. Ce sera le plus fidèle et le plus insolent des pasticheurs. En témoigne, dès 1952, Monnaie de singe, qui s’ouvre sur une imitation de Paul Guth allant interroger… Michel Perrin.

Il mettra une dizaine d’années à renouveler cet exploit avec Les Fausses Confidences en 1961 et Haute-Fidélité en 1963. Si le pastiche est l’arme la plus féroce de la critique, alors on possède avec lui un de nos meilleurs critiques littéraires. Rien n’échappe à son regard et surtout pas une télévision, dont il nous propose les plus désopilantes parodies.

Incapable de s’enfermer dans un seul genre littéraire, Michel Perrin réussit un éblouissant portrait d’Arletty et écrit trois pièces de théâtre, tout en adaptant pour la scène le Doctor Glass, trouvant avec Darry Cowl une véritable « bête de théâtre » capable de faire crouler les salles.

En 1983, il apprend qu’il doit partir à la retraite. Il l’accepte très mal. Quand il se sait atteint par une grave maladie et doit subir régulièrement des séances de rayons, il prend ces sorties avec un fatalisme réjoui :

— J’ai l’impression d’aller encore au journal, dit-il en partant de chez lui.

Sous le sourire, se dissimule toujours chez lui une surprenante gravité. Il l’a prouvé en 1965 en publiant un livre hagiographique : Saint Gênés et les comédiens convertis, qui obtient le nihil obstat et l’imprimatur des autorités religieuses.

Cet amateur de jazz, de peinture moderne (il était très ami avec Picabia), de bons restaurants et de provocations en tous genres, était aussi fort traditionaliste et ne reniait pas un bord politique auquel appartenaient la plupart de ses amis. Il avait gardé la fidélité des ingénus.

Depuis sa disparition, l’association des Amis de Michel Perrin, animée par son épouse Dominique, a publié déjà trois livres de lui en un an. Ce ne sont pas des « fonds de tiroir », mais peut-être le meilleur de son œuvre. Ils sont brefs — guère plus d’une centaine de pages — cinglants, ramassés, révélateurs d’un talent terriblement français. Six nouvelles, neuf portraits, douze chroniques de jazz. On nous promet d’autres petits volumes. Avec quelle impatience nous les attendons !

Jean Mabire.