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Nikos Kazantzaki Feu et sang de la Crète

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Paradoxe du monde moderne : un des plus grands écrivains de notre siècle n’a finalement acquis une posthume audience internationale qu’après le fantastique succès du film tiré en 1964 de son roman Alexis Zorba. On s’est alors avisé que le génie épique et populaire de la langue grecque avait réussi à totalement se renouveler, tout en restant fidèle à la plus classique et la plus juvénile tradition. Ce grand voyageur, mort loin de son île natale, est peut-être l’écrivain le plus enraciné qui se puisse imaginer. Il porta sur le monde ce qu’il nommait lui-même « le regard crétois », signifiant ainsi qu’il restait inséparable de sa terre et de son peuple. Il devait en évoquer, avec un lyrisme d’une solaire puissance, les combats et les triomphes. Il n’a jamais renié la violence, surgie du fond des âges guerriers, qu ’il sentait bouillonner en lui, fils de marins et de paysans.

Comme tant d’hommes de sa race, il fut toute sa vie un rebelle, fou de liberté, uni à ses compatriotes par d’indissolubles liens encore familiaux. Pour mieux servir leur identité profonde, il clama à la face du monde qu’il ne pouvait renier ce fait, pour lui élémentaire et fondateur : il se voulait Crétois avec une lucide passion. Contemporain ébloui de ses ancêtres de l’âge de bronze qui élevaient des palais au milieu des oliviers, il était aussi le souriant commensal des vignerons de son village. Il savait comme eux que le vin et le sang ont la même couleur, celle du feu qui enflamme, au crépuscule, les pierres d’une île sacrée, ultime sentinelle méridionale de notre monde.

Sous plusieurs noms — Candie, Mégalo Kastro, Héraklion — tout au long d’une histoire tourmentée, c’est toujours la même ville, ancrée sur l’étroite plaine côtière, avec sa cascade de maisons blanches, entre la montagne et la mer. C’est là où est né, le 18 février 1883, celui qui va devenir, par sa volonté tout autant que par son génie, le plus grand écrivain grec de notre siècle.

Il appartient de tout son être à cette île de Crète et nourrit sa fantastique passion de vivre et de créer :

« Je me penche au fond de moi-même et je frissonne. Les ancêtres du côté de mon père : sur mer, des corsaires sanguinaires ; sur terre, des chefs de guerre ne craignant ni Dieu ni les hommes. Du côté de ma mère : de bons paysans sombres qui, penchés toute la journée sur la terre, pleins de confiance, semaient, attendaient avec assurance le soleil et la pluie, moissonnaient, puis s’asseyaient le soir sur le banc de pierre de leur maison, croisaient les bras et plaçaient leur confiance en Dieu. Comment réussir à accorder ces deux ancêtres qui combattent en moi, le feu et la terre ? »

Son enfance est marquée par les dernières révoltes des Crétois contre l’occupant turc. La famille — Nikos, l’aîné, a deux sœurs et un frère — doit se réfugier au Pirée, puis à Naxos. L’indépendance conquise, l’enfant pourra fréquenter le lycée d’Héraklion et l’adolescent l’université d’Athènes.

Jeune docteur en droit, il publie dès 1906, à vingt-trois ans, sa première œuvre : Le Serpent et le Lys. Tenté par le théâtre, il va désormais mener de pair une double carrière de dramaturge et de romancier.

Il vient à Paris pour suivre les cours de Bergson et entreprendre une thèse sur Nietzsche. Il a découvert l’auteur de La Volonté de puissance grâce à une jeune fille rencontrée dans une bibliothèque : elle lui fit remarquer qu’il ressemblait physiquement au grand philosophe allemand. Il devait alors se jeter sur son œuvre et en être conquis à jamais, tissant encore de plus profondes ressemblances et traduisant en grec Ainsi parlait Zarathoustra.

Traducteur, auteur de livres scolaires, attaché au cabinet du Premier ministre Venizélos, Crétois comme lui, il s’engage à trente ans dans l’armée grecque lors des guerres balkaniques.

À l’issue du premier conflit mondial, il est nommé à la tête de la mission de rapatriement des Grecs du Caucase, qui seront installés en Macédoine et en Thrace, tandis que les Ottomans devaient, eux, quitter la Crète, à l’issue d’un rigoureux partage ethnique, clôturant des siècles de domination, de révolte et de haine.

Le jeune écrivain séjourne à Vienne, à Venise, à Berlin, à Rome, en Palestine, en Égypte… Il va jusqu’à Moscou, Samarcande et Mourmansk. Il se passionne pour quelque grandes figures, élevées à la hauteur de mythes : Bouddha, Héraclès, Ulysse, le Christ, Don Quichotte, Lénine… Il a depuis longtemps renié la foi orthodoxe, mais ne la remplacera pas pour autant par le rêve communiste, dont il ne tarde guère à se déprendre sous le règne de Staline.

Il commence à écrire en vers une suite de l'Odyssée, colossal ouvrage qui respecte Homère et ce qu’il nomme « la prodigieuse épopée de la race blanche », en la continuant sans rupture. Il voyage au Japon et en Chine, puis s’installe sur l’île d’Égine, au large de Pirée.

Il y passera toute la guerre, terminant, dans le silence et la solitude, son roman Alexis Zorba, extraordinaire rencontre d’un intellectuel perdu dans ses livres, et d’un Macédonien exubérant qui lui enseigne ce qu’est la vraie vie. Truculence, paillardise, tendresse, amitié virile font de ce roman une sorte d’éducation sentimentale de notre siècle où triomphent toutes les forces telluriques. Nikos Kazantzaki réussit le difficile pari de réveiller les dieux de la terre hellénique : Apollon et Dionysos vivent à nouveau parmi nous. Ce récit picaresque tient tout autant de la comédie que de la tragédie. Il est, tranquillement et joyeusement, païen.

Le monde d’après-guerre découvre ses pièces, jouées à travers toute l’Europe. Mais il sera surtout connu comme romancier, avec Le Christ recrucifié, Les Frères ennemis, La Liberté ou la Mort, La Dernière Tentation. Il peut avoir rompu avec l’orthodoxie, il n’en reste pas moins hanté par le visage du Christ. Et Dieu reste présent dans le combat séculaire des chrétiens et des musulmans sur une terre où coule le sang de toutes les insurrections.

Peu d’écrivains européens ont exalté dans leur œuvre une telle violence. Pourtant, c’est le même homme, peintre de toutes les haines, de toutes les misères, de toutes les passions d’une terre déchirée qui va écrire un livre bouleversant sur saint François : Le Pauvre d’Assise. Car Kazantzaki partage avec lui un amour sans borne de la création et une grande ferveur panique. En 1953, à soixante-dix ans, il s’installe à Antibes et il commence à rédiger une sorte de testament : Lettre au Gréco.

Au plus grand de ses compatriotes crétois, il adresse cette magnifique apostrophe comme à un homme de son sang : « N’es-tu pas le chef indompté, désespéré, de ma race combattante ? […] Général, la bataille s’achève, je fais mon rapport. Voilà où je me suis battu, j’ai été blessé, j’ai eu peur, mais je n’ai pas déserté. Mes dents claquaient de peur mais je ceignais étroitement mon front d’un mouchoir rouge pour qu’on ne distingue pas le sang, et je partais à l’assaut. »

Quand il évoque ce qu’il nomme « le regard crétois », Kazantzaki trouve des accents admirables, qui tracent toute une règle de vie : « Je sais bien qu’on ne triomphe pas de la mort. Mais ce qui fait la dignité de l’homme, ce n’est pas la victoire, c’est la lutte pour la victoire. Et je sais encore ceci, qui est plus difficile : ce n’est même pas la lutte pour la victoire. Une seule chose fait la dignité de l’homme : vivre et mourir bravement sans accepter aucune récompense. Et ceci enfin, ce troisième précepte, qui est encore plus difficile : que la certitude de ne pas recevoir de récompense, au lieu de nous couper bras et jambes, doit nous remplir de joie, de fierté, de courage. »

Il meurt le 26 octobre 1957 à Freiburg-im-Breisgau, au retour d’un voyage à Pékin. Le 5 novembre, son corps est rapatrié dans son île natale. Il repose sur un bastion des remparts vénitiens de la vieille cité d’Héraklion. Sur la dalle, une simple inscription : « Je n’espère rien. Je ne crains rien. Je suis libre. »

Jean Mabire.