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Octave Mirbeau Le drapeau noir et les copains

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Octave Mirbeau est né le 16 février 1848, une semaine avant la révolution qui chassa du trône le « roi bourgeois » Louis-Philippe, et il est mort lors de la Première Guerre mondiale, le 17 février 1917, alors qu’il venait d’entrer depuis la veille dans sa soixante-dixième année. Seulement, cet écrivain dont l’œuvre se situe entre 1871 et 1914 et en qui se reflète toute la vie intellectuelle de la IIIe République triomphante redevient, après une longue période d’oubli, étrangement actuel. On doit ce retour parmi nous aux travaux de deux de ses admirateurs, que l’on pourrait qualifier de « fanatiques mirbelliens ». Pierre Michel et son cadet Jean-François Nivet, lui rendent la parole en publiant sa correspondance et en réunissant des articles restés inédits depuis un siècle. Ils viennent de consacrer à leur Mirbeau, qu’ils nomment très justement « l’imprécateur au cœur fidèle », une biographie de plus de mille pages, monumentale dans tous les sens du terme. Ce travail d’un sérieux fort universitaire, se lit comme un roman, tant en est passionnant le sujet : l’explosive sincérité d’un très grand écrivain

Ce que Léon Bloy a été — et redevient — pour les catholiques, Octave Mirbeau le demeure pour les libres-penseurs et les anarchistes, qu’ils soient, selon une classification stupide, de droite ou de gauche.

L’homme est né à Trévières, non loin de Bayeux, d’un père percheron et d’une mère normande du Calvados. Il passe son enfance à Rémalard dans l’Orne. Comme presque tous ses compatriotes, à commencer par le grand Flaubert ou son ami Maupassant, il sera un pessimiste de l’espèce la plus farouche.

Ce désespoir atavique est fortifié, si l’on peut dire, par une horrible éducation chez les jésuites bretons de Vannes, et une malheureuse équipée comme sous-lieutenant de mobiles lors de la guerre contre les Prussiens. Mirbeau en sortira à jamais anticlérical et antimilitariste, deux sentiments dont les années ne feront qu’exacerber la violence poussée jusqu’à l’injustice. Il ne haïra rien tant que ce que l’on appelle à l’époque « le sabre et le goupillon ».

Pourtant, il commence sa carrière journalistique et littéraire dans un milieu plutôt conservateur qu’il ne va pas tarder à scandaliser. Sa première profession de foi politique le classe « bonapartiste révolutionnaire ». Il est antiparlementaire et même antirépublicain. « Combien faut-il de domestiques pour faire une majorité de gouvernement ? Prenez trois parties de servilité, trois de rapacité et cinq de sottise et vous aurez la formule. »

Il prend pour premier modèle son compatriote Barbey d’Aurevilly « indépendant, incorruptible farouche, sincère, solitaire ». Haïssant la société du spectacle et ses comédiens, écœuré par l’esprit parisien, il ne rêve que de balayer une société de possédants qui exclut les travailleurs et les pauvres.

Il aurait pu être boulangiste, mais il n’aime pas les militaires. Il se proclame d’abord antisémite (et en quels termes inoubliables !), mais deviendra dreyfusard et non des moindres.

En véritable anarchiste, cet héritier d’une vieille famille de notaires de province hait l’argent, le suffrage universel et la démocratie : il est pour le peuple contre le veau d’or et pour Ravachol contre la société bourgeoise. Il lance, à trente-cinq ans, un pamphlet hebdomadaire auquel il donne comme titre Les Grimaces et où il rompt des lances contre tous les conformismes de son temps.

Ses amours sont à la mesure de ses haines. Il se bat pour imposer Rodin et Monet. Et aussi Gauguin et Van Gogh, dont il achètera pour pas grand-chose les deux toiles aujourd’hui les plus chères du monde.

Prophète donc. Journaliste éblouissant de parti-pris et de colère, polémiste qui annonce la verve de son ami-ennemi Léon Daudet, ferrailleur qui n’hésite pas à croiser l’épée au cours de quelques duels célèbres.

Il est d’abord, il est surtout romancier. Précurseur là aussi, car il « atomise » le récit conventionnel de la Belle Époque, au profit d’une écriture de tripes et de sang qui préfigure, par plus d’un trait, le grand Céline.

Chacun de ses livres est autant un combat qu’une œuvre littéraire. Il se veut sans nul doute un écrivain « engagé » et fort loin. En témoignent Le Calvaire, Sébastien Roch, L’Abbé Jules, et surtout ses deux livres les plus connus, grâce peut-être à leur réputation sulfureuse : Le Jardin des supplices et Le Journal d’une femme de chambre, sans oublier cette dure pièce de théâtre : Les affaires sont les affaires.

Parce qu’il se montre un auteur « dérangeant », ne respectant rien ni personne, on a fait d’Octave Mirbeau une sorte de pornographe ordurier, réputation que son étrange mariage avec une théâtreuse ayant fait fortune dans la courtisanerie, n’a pas amélioré.

Les conformistes et les puissants ne lui pardonnent pas d’avoir dénoncé l’ère du « pot-de-vinat » qui consiste « à crocheter les caisses publiques, à barboter dans les budgets, à dévaliser les compagnies de chemins de fer, à faciliter les entreprises véreuses, à gagner enfin, bon an mal an, trois cent mille livres de rente en enlevant des portefeuilles de ministres et des mandats de députés. »

Même si ses opinions de jeunesse ont évolué, il reste fidèle à sa profession de foi exprimée sans nuance dès 1883 dans Les Grimaces : « Nous sommes avec (le peuple) contre ses exploiteurs, nous sommes avec lui contre ses corrupteurs, nous sommes avec lui contre les amuseurs qui l’étourdissent de leurs boniments, pendant que de hardis compères lui vident les poches, la tête et le cœur. »

Sans illusions sur les grandes tirades républicaines, il est aussi hostile au nationalisme de la droite qu’au colonialisme de la gauche. Cet ancien combattant de l’année terrible se déclare même, à chaque occasion, pro-allemand pour défier la Ligue des patriotes.

On en a fait un furieux. Nul ne sera plus fidèle à ses amis, plus amoureux de la nature, des animaux et des fleurs. Écolo, en plus ! Tout pour me rendre fraternel ce nihiliste sentimental.

Jean Mabire.