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Olier Mordrel Une Bretagne à la mesure de son rêve

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Le 25 octobre 1985, celui qui se voulut en notre siècle l’incarnation la plus absolue du particularisme breton appareillait pour son dernier voyage. Toute sa vie, hanté par le « mythe celtique enchanté », il se voulut un soldat au service d’une nation qu’il croyait pouvoir faire ressurgir toute armée d’un cerveau particulièrement imaginatif.

Cette passion envahissante le conduisit sur des sentiers dangereux. Il risqua à plusieurs reprises la mort et ne lui échappa qu’au prix d’un exil de plus d’un quart de siècle. Il avait été jusqu’au bout d’une démarche intellectuelle qui fit de cet architecte original, un redoutable journaliste, que ce soit dans les colonnes du journal Breiz Atao ou à la tête de la revue Stur.

Même ses ennemis — et il n’en manquait pas — devaient reconnaître son talent, sa sincérité et son courage.

Un caractère abrupt, un jugement tranchant, un mépris indéniable pour toute médiocrité le vouaient d’instinct à un rôle de prophète solitaire. Il ne comptait pas que des partisans inconditionnels, même parmi ses compatriotes qui partageaient ses vues extrémistes. Pourtant, à sa mort, la presse fut relativement modérée en retraçant la carrière de ce vieux lutteur et il figure aujourd’hui dans tous les dictionnaires et les histoires de la littérature de Bretagne. On ne peut retirer à ce polémiste, parfois injuste et excessif, le fait d’être un grand écrivain, qui réussit à imposer son style, tant en langue bretonne qu’en langue française.

Les livres qu’il écrivit après la guerre sont aujourd’hui des classiques incontournables.

Le plus grand théoricien du nationalisme breton, dans sa vision la plus extrémiste, était le fils d’un général de l’armée coloniale française, originaire de la région malouine, et d’une Corse, elle aussi de famille militaire. De n’appartenir qu’à moitié à l’hérédité bretonne et de n’avoir jamais parlé dans son enfance le vieil idiome celtique ne pouvait certes que susciter les moqueries de ses adversaires. Il n’en fut que plus intransigeant dans la revendication de son identité et dans son engagement total au service d’une province dont il voulait faire une nation.

On ne sera guère surpris d’apprendre qu’il naquit de surcroît à Paris, le 29 avril 1901, et non dans un de ces finisterres qui devaient devenir chers à son cœur. Il fut en conséquence un Breton de volonté et d’obstination, qualités qu’il possédait bien davantage que quiconque, éclairées par une intelligence fulgurante que personne n’a jamais songé à lui dénier.

Il fait ses études aux Beaux-Arts de Paris et restera à jamais marqué par cette formation technique et artistique, qui correspond à une réalité profonde de son être intime. Il fera de la politique en esthète, avec une âme de bâtisseur où l’on retrouve le jeune architecte s’installant à Quimper au début des années vingt et dont certaines réalisations, assez modern style, sont aujourd’hui classées « monuments historiques ».

Sa confiance en lui est absolue et le sentiment qu’il puisse se tromper dans ses jugements et ses entreprises ne l’effleure jamais. Très vite, il se persuade qu’il incarne la Bretagne à lui seul. Non pas tant celle du passé, en voie de « folklorisation », mais celle d’un avenir qu’il imagine conquérant, novateur, créatif. Il ne veut pas tant conserver que construire. On le croit traditionaliste ; il est révolutionnaire. Plus doué pour la polémique que pour l’organisation, il saura faire équipe avec un garçon comme Debauvais, qui n’a certes pas son talent de plume, mais possède une roide ténacité de tâcheron inspiré.

Cette aventure, Olier Mordrel la racontera un jour — en 1973 — dans un gros bouquin : Breiz Atao, Histoire et actualité du nationalisme breton. Même s’il a parfois tendance à quelque peu exagérer son rôle, il s’agit là d’un document capital et qui sera perçu comme tel, même par les pires ennemis de celui qu’on appelle familièrement O. M.

Après avoir appris le breton et transformé son patronyme familial de Mordrelle en un simple Mordrel, qu’il estime plus celtique, il saura se choisir d’innombrables pseudonymes : Jean de La Bénélais, qui fleure bon son gallo ; Brython, qui se veut radicalement gaélique ; Calvez ou Launay, si ce n’est Yann Kergoff ou Alain Conan.

À qui serait tenté par la biographie d’un personnage si singulier, il ne serait pas difficile de distinguer des périodes radicalement différentes dans une vie si foisonnante : l’entre-deux-guerres, où il bâtit de toutes pièces le nationalisme breton moderne ; la guerre, où son rôle politique deviendra rapidement nul ; l’exil en milieu hispanique d’Amérique ou d’Ibérie, interminable parenthèse longue d’un quart de siècle voué à la survie et à l’étude ; enfin, ce qu’il faut bien appeler une carrière d’historien et d’idéologue pendant les quinze dernières années de sa vie, où ; il devait surprendre bien des gens par son incroyable faculté d’analyse d’une situation politique totalement renouvelée.

Pendant vingt ans, de 1919 à 1939, il a été co-directeur du journal de combat Breiz Atao (Bretagne toujours). Mais il veut donner un ton résolument nouveau à son entreprise de résurrection de la Bretagne et fonde la revue Stur (gouvernail) en 1934. Il va s’y affirmer nordique et païen, sans souci de choquer les timides et les prudents, publiant des poèmes de son crû, où l’on discerne la double influence du Barzaz Breiz de La Villemarqué et du Zarathoustra de Nietzsche. Dans ses éditoriaux, il a le sens des formules, des images, des attaques, bref de tout ce qui constitue l’arsenal d’un polémiste de grande classe. Il choque, il séduit, il entraîne. Il est impossible de rester indifférent devant une si nouvelle conception du monde, qui classe Stur au premier rang de toutes les revues des non-conformistes des années trente.

Curieusement, il ne jouera pratiquement aucun rôle dans la dangereuse équipée du Parti national breton sous l’Occupation. Le contentieux n’en était pas moins fort après ses prises de position fracassantes lors du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Condamné à mort par contumace, il s’exile en Argentine. À son retour, il n’est pas question de combler le fossé qui le sépare des nouvelles générations. Pour gagner sa vie, et aussi pour témoigner, il se lance dans l’écriture, tandis qu’il s’enracine à Léchiagat, dans le pays bigouden.

S’il réalise des ouvrages « de commande » chez différents éditeurs, souvent sous pseudonymes, il n’écrit rien qu’il puisse renier, bien au contraire. Ses livres sur les corsaires, les flibustiers ou les pirates sont de l’excellente vulgarisation. Et il ne quitte jamais longtemps le domaine celtique. En témoignent Les Hommes-Dieux, La Civilisation des Celtes, Le Folklore breton, La Littérature bretonne ou Histoire véritable de l’unité française, dans laquelle il développe pour le grand public les idées fondamentales qui furent siennes dans Le Mythe de l’Hexagone.

Il livre l’essentiel de ses retrouvailles avec son pays dans La Voie bretonne, passionnante redécouverte de sa terre, trente ans après l’avoir quittée. Et il insiste sur la permanence d’un « combat de deux mille ans » dans L’Idée bretonne, belle synthèse de la tradition et de l’évolution.

Son meilleur livre est peut-être un essai d’une centaine de pages : L’Essence de la Bretagne. Jamais on n’avait été aussi loin dans l’étude de la permanence, à travers le temps et l’espace, d’une terre et d’un peuple. Le lyrisme y côtoie l’érudition dans un style alerte qui n’appartient qu’à cet écrivain, tout de passion et de jeunesse, malgré le poids des ans. Peu de poètes éveilleurs de peuples peuvent se vanter d’avoir écrit un tel testament.

Par ailleurs, les plus exigeants des critiques et des linguistes considèrent ses poèmes en breton de An nos skedin (la nuit brillante) comme des petits chefs-d’œuvre. Parus en 1966 et en 1971, ces deux volumes doivent être prochainement traduits. Ce serait le plus bel hommage à rendre à un écrivain qu’il n’est plus possible d’éliminer de l’aventure de son pays.

Jean Mabire.