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Oscar Wilde De l’importance d’être dandy

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

L’actuelle mode des volumineuses biographies — celle que Richard Ellmann consacre à Oscar Wilde frise les sept cents pages — ne devrait pas dispenser de recourir d’abord aux œuvres. Pourtant, les péripéties d’une vie expliquent souvent une « production » qui est aussi le reflet d’une trajectoire.

Celle de ce singulier écrivain, de langue anglaise comme de langue française, mais d’hérédité et de révolte bien irlandaises, est singulière entre toutes. Elle appartient totalement à cette époque « fin de siècle » dont, à cent ans de distance, nous commençons à distinguer l’exceptionnelle importance.

Ce dandy en rupture de conformisme victorien ne fut pas seulement le triste héros d’un scandale retentissant se soldant par le procès, l’emprisonnement et l’exil qui devaient le marquer à jamais. Il fut aussi et d’abord un esthète, qui fit de la beauté sa règle de vie, avant d’être la victime d’une intelligence et d’une ironie le portant aux pires imprudences : il n’est pas innocent de se poser en analyste impitoyable de son temps.

Le hasard voulut qu’il disparaisse la même année que Nietzsche. Dans son genre, il fut aussi iconoclaste que le philosophe au marteau. Esprit solitaire, dont tous les succès mondains n’étaient que la préface à une fin silencieuse et misérable, il fut, sous des aspects désinvoltes, un homme de caractère et de ferveur qu’une attitude paradoxale et dédaigneuse devait conduire à une amère mais lucide vision du monde.

Il est des enfants sur le berceau desquels semblent se pencher les dieux et les fées. Celui qui naît le 16 octobre 1854 à Dublin va être bercé par toute la fantasmagorie celtique. Son père, médecin célèbre, est un grand spécialiste de l’œil et de l’oreille. Bon connaisseur de Swift, il est également archéologue et folkloriste. Il se veut aussi fervent nationaliste irlandais que sa femme, Jane Elgee, ce qui n’est pas peu dire.

Solide créature de un mètre quatre-vingts, elle compose des poèmes d’une inspiration vengeresse et s’affuble de parures aux couleurs patriotiques, spécialement le jour de la Saint-Patrick. Patriote exaltée, elle rêve de se conduire « comme une prêtresse devant l’autel de la liberté ».

Malgré quelques excès de langage, ce sont là des parents de grand style, fins lettrés, originaux et cultivés. Ils auront trois enfants, dont le second, le futur écrivain, reçoit comme premier héritage des prénoms peu communs : Oscar Fingal O’Flahertie Wils.

— N’est-ce pas grandiose, brumeux et digne d’Ossian ! s’exclame sa mère.

Cette référence au mythique poète guerrier de la primitive Erin ne l’empêche pas d’habiller le chérubin en fille — comme c’est parfois la mode à l’époque, mais risque de provoquer quelque inclination fâcheuse.

Le jeune homme va faire de solides études au célèbre Trinity College de sa ville natale, puis à l’Université d’Oxford. Il ne tarde pas à se révéler un parfait dandy, attentif au choix de ses cravates qu’il assortit aux costumes les plus extravagants. Il adopte comme tenue de soirée des culottes de velours à la française, des bas noirs et des souliers à boucle.

Son père était un débauché notoire, collectionnant les bonnes fortunes (y compris, peut-être, la reine de Suède). Sa mère est une véritable comédienne qui reçoit ses visiteurs la tête ceinte d’une couronne de lauriers.

À Oxford, Oscar vit au milieu d’une cour de jeunes étudiants qu’il entreprend de convertir à l’art italien et à la philosophie grecque. Il compose un grand poème, Ravenna, qui lui vaut, à vingt-quatre ans, un véritable triomphe. Mais son maître, le grand John Ruskin, lui glisse à l’oreille un étrange conseil : « Et maintenant, vous devriez essayer d’écrire en prose, c’est quand même bien plus difficile. »

Le jeune Wilde ne craint pas la difficulté et se persuade qu’il peut conquérir Londres. Il n’a jamais manqué ni de charme, même s’il commence à s’empâter, ni de culot, même s’il se ferme quelques portes de la bonne société. Il devient rapidement un brillant causeur, fascinant quelques salons par une faconde que la vieille gentry anglaise considère comme typiquement irlandaise. Ses hôtes sont à la fois charmés et choqués. Voici un éblouissant commensal, accumulant les traits d’esprit avec une ironie qui tourne souvent à la méchanceté !

En 1882, il accepte de partir pour les États-Unis, sous prétexte d’une tournée de conférences. À la douane de New York, il apostrophe les gabelous : « Je n’ai rien à déclarer, que mon génie. »

Il doit parler de l’esthétisme. Il se rend vite compte qu’il débarque chez des gens sans culture et devient à jamais d’un anti-américanisme résolu. Il s’en tire, comme à son habitude, par une boutade, déclarant à son retour à Londres : « Décidément, Anglais et Américains ont tout en commun, sauf la langue bien entendu. »

Pour se changer d’air, il se rend à Paris, où il multiplie les aphorismes :

« Qu’est-ce que la civilisation, M. Wilde ?

— L’amour de la beauté.

— Et qu’est-ce que la beauté ?

— Ce que la bourgeoisie trouve laid.

— Et qu’est-ce que la bourgeoisie trouve beau  ?

— Cela n’existe pas. »

Il va se marier en 1884 avec une superbe créature aussi férue que lui de déguisements insolites. Il travaille alors dans un luxueux magazine féminin, mais sera vite renvoyé pour des articles par trop fantaisistes et provocants.

Il finit quand même par écrire un roman. Le Portrait de Dorian Gray paraît en 1890. C’est un chef-d’œuvre. L’histoire de ce tableau qui vieillit à la place du modèle est proprement fascinante par son mélange de fantastique et de satire sociale.

L’intrigue s’enrichit de ces formules à l’emporte-pièce dont il a le secret : « L’harmonie du corps et de l’âme, quelle merveille ! Dans notre folie, nous avons séparé ces deux composants et nous avons inventé un réalisme qui est vulgaire et un idéalisme qui est creux. » Ou bien encore : « Un nouvel hédonisme voilà ce qu’attend notre siècle... Le vrai mystère du monde est le visible, non l’invisible. »

Il n’a d’illusions sur rien : « Les jeunes gens voudraient être fidèles et ils ne le sont pas ; les vieux voudraient être infidèles et ne le peuvent plus. » Ou aussi : « Les hommes se marient par fatigue, les femmes par curiosité : tous sont déçus. »

Alors qu’il a constaté que « chacun de nous porte en soi l’enfer », il rencontre un jeune aristocrate écossais aussi amoral que séduisant : lord Alfred Douglas. Visage d’ange et âme de démon. Leur amitié (et même bien davantage) va vite devenir un objet de scandale.

Wilde est maintenant un auteur de théâtre à succès, qui fait jouer L’Éventail de Lady Windermere, Une femme sans importance, Un mari idéal ou De l’importance d’être constant. Tout semble lui réussir. Il rêve de faire interpréter sa pièce Salomé par Sarah Bernhardt. Mais il scandalise la bonne société victorienne en se faisant photographier dans le costume de scène de son héroïne ! Seul un théâtre parisien acceptera cette provocation.

En 1895, tout s’écroule : procès avec le père de lord Douglas et condamnation à deux ans de travaux forcés pour détournement de mineurs. En prison, il compose un des plus déchirants poèmes de la littérature carcérale : La Ballade de la geôle de Reading.

Libéré à l’automne 1897, déchu de ses droits paternels sur ses deux fils et voué à un inévitable divorce, il décide de s’exiler sur le continent. Il s’installe à Dieppe, puis à Paris, où il fréquente des écrivains anarchistes, comme Alfred Jarry, ou humoristes, comme Alphonse Allais. Il devient un personnage très parisien, mais fort désargenté. Il n’écrit plus et meurt dans une misérable chambre d’hôtel, rue des Beaux-Arts, le 20 novembre 1900, à quarante-six ans.

À sa manière, il a vécu dangereusement, recherchant le tragique et méprisant le vulgaire.

Jean Mabire.