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Paul Fort Prince des poètes

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

S’il est un écrivain qui mérite aujourd’hui notre hommage, c’est bien Paul Fort. Il publia ses premières plaquettes de vers en 1894, et devint une sorte d’auteur officiel dont les Ballades françaises figurent au programme de tous les petits écoliers, et fut sacré « prince des poètes » par ses confrères, pour une fois point jaloux.

Cette souveraineté, fort heureusement, n’impliquait aucun caractère pompeux. Paul Fort était un homme dont l’imagination intarissable affectionnait les tours populaires et les idées cocasses. Il n’est jamais ennuyeux, mais déborde de gentillesse, d’humour, de tendresse. Et tout cela sans aucune mièvrerie, justifiant son patronyme qui pourrait être un surnom tant il lui va bien.

Son œuvre est toute entière hantée par une passion pour sa patrie, passion surgie du fond des âges, en sa terre champenoise, dominée par les flèches de la cathédrale de Reims. Son inspiratrice et son héroïne, c’est Jeanne de Lorraine, dont il célèbre « la belle vie, ma foi, toute à la France et toute au roi ». Curieux poète en vérité, que l’on situerait entre Péguy et Prévert, s’il n’était pas lui-même. Inimitable et surprenant. « Épuré » au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il n’en a pas moins continué à écrire dans une époque qui n’était plus faite pour lui, mais qu’il dominait de sa solitude, de son talent et de sa foi

Qui ne connaît la célèbre chute d’un court poème : « Alors on pourrait faire une ronde autour du monde, si tous les gens du monde voulaient s’donner la main » ? C’est de lui. Comme sont de lui les paroles d’une chanson reprise par Brassens : « Le petit cheval dans le mauvais temps, qu’il avait donc du courage ! C’était un petit cheval blanc, tous derrière et lui devant. »

Un vrai poète national, c’est celui dont on a oublié le nom, mais dont les vers vous trottent dans la tête comme une ballade des temps anciens. Supériorité de l’oral sur l’écrit, de l’instinctif sur l’intellectuel, du populaire sur l’académique.

Qu’au tournant du XIXe et du XXe siècle, un écrivain ait pu incarner à ce point un courant littéraire qui remonte aux origines même de la langue française a quelque chose de miraculeux. Paul Fort, si moderne, si inventif, si insolent parfois, perpétue dans toute son œuvre une saveur qui a bien été obligée de le reconnaître avant de le rejeter.

Ce fut sans doute un privilège pour un poète aussi français de naître à Reims-en-Champagne, dans une maison avoisinant la cathédrale où furent sacrés les rois de jadis.

Son père est minotier et sa mère, Georgette Camus, de bonne bourgeoisie provinciale. Paul est le cadet des cinq enfants Fort et il surprend sa famille car, dit-il : « Je voyais des fées partout. Des enchanteurs, des lutins, des fées à tous les coins de rue (maman y était pour quelque chose, l’adorable conteuse). »

Il passe ses vacances chez ses grands-parents à Châlons-sur-Marne, toujours en terre franque, déjà septentrionale. Il se voudra avec passion fils de cette terre : « Car c’est bien de ma province, la Champagne, c’est de Reims, que je tiens ce cœur d’amant pour la France à tout moment.… »

Émigrer à Paris, à six ans, est un déracinement, mais le quartier Montparnasse ne tarde pas à ravir ce garçon aux yeux sombres qui possède « la raideur de la fierté » et dont le cœur est « feu dans la glace ».

Il ne deviendra pas poète ; il l’est de toute éternité, d’instinct plus que de labeur. Ce garçon est un perpétuel émerveillé, habité jusqu’au tréfonds de lui-même par la quête de quelque Graal lyrique. Il se révèle, totalement et à jamais, fidèle à l’esprit d’enfance, qui lui fait le cœur pur, la langue facile, le ton juste. Écrire ne sera pour lui que la conséquence logique de sa vision naturellement lyrique. Aussi va-t-il dédaigner les servitudes un peu scolaires de la poésie traditionnelle pour utiliser un vers « libre », où il trouve une respiration à sa mesure.

Il est assez singulier d’apprendre qu’il se destinait d’abord à une carrière militaire et que ce fut son camarade de jeunesse Pierre Louÿs qui l’orienta vers le monde des lettres. Il y entrera avec l’impétuosité d’un hussard. À dix-sept ans, il décide de fonder le théâtre qui manquait à la nouvelle école symboliste. Il en rédige d’abord le manifeste, en 1889, se fait renvoyer du lycée Louis-le-Grand, et lance le Théâtre d’Art qui parviendra à trouver des auteurs et un public. L’aventure dure quatre ans, marqués par quelques bagarres entre spectateurs symbolistophiles et symbolistophobes.

Le très jeune directeur de cette scène singulière lance parallèlement une revue poétique chargée de présenter le programme de ses activités : La Revue d’Art.

Paul Fort est devenu une personnalité très parisienne, que la romancière Rachilde décrit comme « un tout jeune homme brun, à figure triste de séminariste florentin… En dehors de son théâtre, rien ne l’intéresse. Il est d’une négligence scandaleuse pour tout ce qui est mondanités ».

De sa vocation militaire rentrée, il garde une conception très combative de l’art en général et de son théâtre en particulier, dont il veut faire « l’instrument de lutte de l’idéalisme contre le naturalisme ». Son entreprise ne suscite pas moins que le patronage de Verlaine et de Mallarmé, tous deux témoins à son mariage.

À vingt ans, Paul Fort écrit la première de ses Ballades françaises. Il a trouvé d’emblée le ton, son ton. Il va s’y tenir toute sa vie, avec un rare bonheur d’expression, multipliant les trouvailles, les facéties, les calembours. Tout cela est de bonne sève populaire.

Ses copains, dont la liste est trop longue, se réunissent à la Closerie des Lilas, où ils l’élisent « prince des poètes » en 1912.

À quarante ans, il est un souverain majestueux et débonnaire, sous son chapeau à la Rembrandt, qu’il remplacera un jour par un béret noir (à mi-chemin du basque et de l’alpin) porté comme un heaume de moine-guerrier-poète.

Il va publier, presque chaque année, un recueil de ses Ballades, quittant parfois Paris pour courir le monde. Son véritable univers, c’est cependant une France idéalisée et rêveuse, gauloise et monarchique, où chantent les oiseaux et tintent les médailles de Louis XI, dont il fait « un curieux homme ».

De 1922 à 1958, il publie, en dix-sept volumes, ses Œuvres complètes, dont on trouve le meilleur dans différentes anthologies des Ballades françaises.

Après la Seconde Guerre mondiale, le CNE (Comité national des écrivains — qu’Albert Paraz écrivait « Ces haineux ») le défère devant le Comité d’épuration des gens de lettres. Il a écrit pendant l’Occupation, vingt-cinq articles dans Les Nouveaux Temps de Jean Luchaire (fusillé) et participé à quinze émissions littéraires du Radio-Paris de Jean-Hérold Paquis (fusillé lui aussi). Il a surtout assisté au déjeuner donné à l’Institut allemand en l’honneur de son vieil ami et confrère Édouard Dujardin.

En 1946, le Comité lui inflige par défaut une interdiction de publier de douze mois, sanction confirmée quand il se présente devant cette étrange juridiction six mois plus tard.

Il lui en faut plus pour l’empêcher d’écrire. Il meurt dans sa maison de Montlhéry, le 20 avril 1960, fier prince de quatre-vingt-huit printemps.

Pierre Béarn, Champenois et poète comme lui, écrit dans le beau livre qu’il lui a consacré aux éditions Seghers l’année même de sa mort : « Paul Fort n’est pas un homme du XIXe siècle qui se prolonge dans le nôtre ; c’est à la fois un homme du présent et du passé. Il a l’âge de la France. […] Il est la transposition poétique de la France, un chant national de vie et de bonne humeur, un mélange de grandeur et d’espièglerie. »

Jean Mabire.