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Paul Léautaud Le génie de la méchanceté

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Au fil des années, semblable à cette reine d’Espagne qui continuait à régner après sa mort, Paul Léautaud reste un personnage incontournable de la république des Lettres. Ce vieux sceptique atrabilaire demeure étonnamment jeune et présent. Voici quarante ans, une série d’entretiens radiophoniques avec Robert Mallet le rendait brusquement célèbre, tant il y montrait un véritable génie de la méchanceté et de la répartie. Et aussi une singulière clarté de jugement. Personnage étrange de solitaire, totalement libre et lucide, il apparaît aujourd’hui plus nécessaire que jamais dans un monde qui nous impose une idéologie dominante que cet antidémocrate réprouvait en ricanant. Merveilleux iconoclaste, il s’est moqué de toutes les modes pour aller à l’essentiel. On peut ne pas partager son aversion pour Flaubert ni son adulation pour Stendhal, il ne nous enseigne pas moins que lire est aussi un plaisir. Il aurait sans doute aimé le fameux mot de Goethe : « Grise est toute théorie et vert l’arbre de la vie. »

Nulle vie n’est aussi banale que celle de Paul Léautaud, même si elle se situe dès l’enfance dans une tristesse singulière qui explique, sans nul doute, bien des côtés abrupts de son personnage, totalement à part parmi tous les écrivains de sa génération.

Né des amours fugitives d’un comédien assez ringard, originaire des Basses-Alpes, et d’une actrice du nom de Fanny Forestier qu’il séduisit parmi beaucoup d’autres, Paul Léautaud vint au monde le 18 janvier 1872 à Paris, rue Molière. Baptisé en présence d’un parrain et d’une marraine qui jouent à la Comédie-Française, il n’en est pas moins envoyé aussitôt en nourrice à la campagne, près d’Étampes, abandonné.

Si son père le récupère assez vite, il ne reverra sa mère que lorsqu’il approchera de la trentaine et que l’ancienne théâtreuse, après une vie assez mouvementée, sera devenue l’épouse d’un médecin genevois, fort soucieux d’une respectabilité toute helvétique et protestante.

Avec un certificat d’études en poche, ce garçon sans foyer subsiste grâce à quelques emplois d’infortune. Facturier, employé de boutique, clerc d’avoué ou de notaire, engagé volontaire dans l’armée mais vite réformé, il ne vit finalement que pour l’écriture et commence à tenir, dès 1893, aux alentours de sa vingtième année, un Journal littéraire qui le rendra un jour célèbre.

Une rencontre avec Alfred Valette, ému de sa détresse et séduit par son talent, lui vaut d’entrer au Mercure de France, où il va occuper, jusqu’en 1941, comme secrétaire de rédaction, un minuscule bureau-placard, où il vit en ermite polisson, car il a hérité de ses parents le goût des passades amoureuses.

Il termine le siècle en publiant avec son ami Adolphe van Lever, un camarade de l’école communale de Courbevoie, une Anthologie des poètes d’aujourd’hui, qui comprendra trois volumes et témoigne de l’inlassable curiosité littéraire des deux compères.

Finalement obsédé par le souvenir de ses parents qui l’ont si mal aimé, il publie Le Petit Ami, où il révèle d’assez équivoques rapports avec sa mère, et In memoriam, consacré à son père disparu en 1903. Ces deux « romans », que suivra le très personnel Amours apparaissent à la fois pudiques et scandaleux.

Il se révèle par ailleurs, sous le pseudonyme de Maurice Boissard, le meilleur critique théâtral de son temps.

Il s’installe à Fontenay-aux-Roses dans un pavillon délabré qu’il ne tardera pas à remplir de tous les chats et les chiens errants des environs (il en comptera plus de trois cents, tous enterrés dans le jardin en friche).

Misanthrope, il n’en va pas moins multiplier les amitiés littéraires. Il se lie avec André Gide, Paul Valéry et surtout Rémy de Gourmont, qui lui ressemble par plus d’un trait de caractère. Mais il reste, d’abord et avant tout, un indépendant et un solitaire.

Voici un demi-siècle, en 1941, on annonce la mort de Paul Léautaud. Il riposte en publiant dans La Nouvelle Revue française de Drieu La Rochelle un article qu’il intitule « Partie remise »…

Renvoyé du Mercure par le nouveau directeur, Jacques Bernard, il semble ne plus jouer aucun rôle et voit ses amis disparaître les uns après les autres. La radio le révèle brusquement. On s’aperçoit que nul plus que lui ne saurait mériter le titre de témoin subversif de son temps. Son Journal littéraire, tenu pratiquement jusqu’à sa mort, le 22 février 1956, ne fait pas moins de dix-neuf volumes, auxquels il faut ajouter un Journal particulier, d’ordre plus intime, qui n’a certes pas le même intérêt, même s’il témoigne de la fantastique verdeur du personnage.

De multiples photos rendent célèbre sa silhouette de vieux clochard qui entasse chandails et gilets sous des vestons fripés, porte deux pantalons l’un sur l’autre, et se coiffe d’un galurin cabossé.

Il ne se sépare jamais d’un vieux cabas, où il récupère tout au long de la journée la nourriture de ses pensionnaires : l’enfant abandonné n’a jamais pu s’empêcher de recueillir les animaux perdus, y compris une chèvre, une oie et une guenon.

On aurait tort de limiter Léautaud à ce pittoresque un peu sordide et il faut admirer la sûreté de son jugement en matière littéraire, même et surtout s’il se méfie des écrivains « convenables ». Il avoue : « Je n’ai de goût, d’attirance, que pour les frondeurs, les railleurs, les réfractaires. » Il rêve de rencontrer un responsable de revue « pour qui rien ni personne n’est tabou » et croira le trouver en Galtier-Boissière, le directeur du Crapouillot, dont il admire le courage et l’indépendance.

Indifférent à la morale conventionnelle, Léautaud se veut, une fois pour toutes, contre l’ordre établi et ne se reconnaît en aucun maître. Ni patriote, ni religieux, il va jusqu’au bout de ses « non-convictions » et n’hésite pas à écrire, peu avant sa mort : « Ce qu’on nous fait suer avec toutes ces commémorations de l’Armistice, de la Résistance, des fusillés de la Gestapo, des maquisards, dans tout cela une jolie collection de bandits, voleurs et assassins ! » C’est noir sur blanc dans son Journal littéraire, le 11 novembre 1945.

Lui qui a toujours refusé de s’engager pour quoi que ce soit rejoint Louis-Ferdinand Céline dans un anarchisme grinçant qui reste, que cela plaise ou non, une des composantes essentielles d’une France encore voltairienne.

Jean Mabire.