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Philéas Lebesgue Laboureur, poète et « voyant »

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Curieux personnage que ce philosophe de village, totalement oublié aujourd’hui, au point de se voir exclu des manuels de littérature, alors qu’il fut, en son temps, un des poètes favoris des instituteurs d’une France encore rurale, pour qui il n’était point de bonne littérature sans bons sentiments ! Un écrivain se devait alors d’être « exemplaire », dans ses œuvres et même dans sa vie. L’école laïque ne badinait pas avec la morale. On peut en garder quelque nostalgie. Voici un homme, cultivateur de son métier, qui fut aussi romancier, linguiste, critique littéraire, musicien, prophète en son genre et même grand druide des Gaules, comme si cette dignité lui revenait de droit.

En une époque où règne un conformisme absolu, sous prétexte de modernité et de progrès, on aurait tendance à considérer ce « bouseux » pittoresque comme un vieil original.

On aurait bien tort d’enfermer ce paysan-poète dans son lopin de terre brayonne et d’en faire l’ultime incarnation d’une espèce révolue, celle des lettrés et des humanistes qui ont de la glèbe à leurs sabots. De son métier, de ses lectures, de son inlassable curiosité, il tirait une vision du monde d’une incroyable ampleur, familier de l’Antiquité hellénique comme des modernes littératures serbo-croates ou portugaise. C’était sans doute un bon écrivain. C’était surtout un honnête homme, dans tous les sens du terme.

Tous ceux qui ont connu Philéas Lebesgue ont décrit leur arrivée à la petite gare d’Herchies, dans la vallée de la Thérain. Le poète-paysan les attendait avec une casquette de cuir et son costume de gros velours brun côtelé. Il portait les cheveux assez longs et une barbe aussi broussailleuse que peu fournie. Ses yeux clairs étincelaient de malice rurale.

De la barrière qui séparait la route de la voie ferrée, il détachait la bricole qui retenait un cheval de labour — mais jeune et fringant — attelé à sa carriole, une de ces voitures paysannes juchées sur deux roues, aux arceaux en cintre surbaissé couverts d’une bâche délavée.

Au petit trot, le visiteur était conduit vers la ferme natale de Philéas Lebesgue à Neuville-Vault, à moins de douze kilomètres à vol d’alouette de la géante nef de la cathédrale de Beauvais, dans l’Oise.

Son ami lillois M. C. Gossez décrit bien ce pays de Bray, où il vit le jour, « pays bâtard, mi-picard, mi-normand, où le vocabulaire du Nord porte déjà l’accent d’Ouest ».

Fils unique de propriétaires pauvres, le futur écrivain naît le 26 novembre 1869. Dans les deux familles Lebesgue et Laffineur (le nom de sa mère), on compte des forgerons et des cultivateurs. Ruraux, certes, mais cultivés. Le père a déjà une réputation de paysan lettré, parce qu’il relit Dickens entre deux travaux des champs. Il a donné à la vingtaine de vaches de son élevage les noms des déesses de l’Antiquité : Junon, Minerve, Thémis, Vénus…

Le jeune Philéas, interne au collège de Beauvais, tombe malade, avant même d’avoir achevé son cycle secondaire. Il traînera pendant dix années une sorte de fragilité, qui le cantonnera dans la demeure familiale, faisant de lui un prodigieux autodidacte.

Quand il reprend son travail à la ferme, il organise ses journées selon un horaire immuable, qu’il tiendra jusqu’à sa mort, le 11 octobre 1958, à près de quatre-vingt-neuf ans : il travaille aux champs de neuf heures du matin à sept heures du soir, fait sa correspondance jusqu’aux environs de minuit et se met à son œuvre personnelle jusqu’à deux heures du matin.

En 1891, il publie son premier livre, Décidément, et, dès 1896, le Mercure de France lui confie plusieurs rubriques.

C’est ce paysan brayon, aux allures de chemineau à besace, qui va tenir, dans le meilleur organe littéraire de la capitale, la chronique des lettres portugaises, néo-grecques et yougoslaves !

Il possède un incroyable don des langues qui lui permet de maîtriser parfaitement une bonne douzaine d’idiomes européens et même de déchiffrer l’alphabet des Touaregs, l’étrange « tifinar ».

Pendant sa longue vie, il va publier quarante-quatre recueils de poèmes, vingt romans, drames ou nouvelles, dix-huit essais ou ouvrages de philologie et d’histoire, dix-neuf traductions d’œuvres étrangères, sans compter d’innombrables articles dans des revues ou journaux.

Ce qui va vieillir le plus vite, c’est sans doute son style, marqué par le symbolisme de l’époque, mais un symbolisme rural, lié à toutes les réalités quotidiennes de la vie des champs, sous les averses et dans la boue.

Au début de sa carrière, il affecte un sombre pessimisme. Il va peu à peu s’en guérir, en exaltant l’énergie. Car il est, au fond de lui-même, un passionné. Il le dira bien : « Le romantisme ne fut soucieux que d’attitudes, et l’attitude, même héroïque, ne suffit pas. Nous voulons l’essentiel : l’exaltation… L’intelligence éclaire ; la volonté règne et dirige. Nous mettrons l’intelligence au service de la volonté illuminé par une grande passion courageuse. »

L’érudition de ce cultivateur, qui n’a même pas son bachot, stupéfie tous ses visiteurs. Il comprend le sanscrit comme le « slang » new-yorkais, il parle l’occitan aussi bien que l’alsacien ou le breton, il se passionne pour les vieux textes médiévaux d’Amadis de Gaule et Marie de France. Les contes folkloriques lui sont aussi familiers que les grands monuments de la littérature européenne, à commencer par la Divine comédie de Dante, qu’il lit bien entendu dans le texte, comme le théâtre de Shakespeare.

S’il ne quitte guère son village de la Neuville-Vault, dont il sera maire pendant fort longtemps, il est connu dans d’innombrables cénacles littéraires à travers le monde.

Ses préoccupations spirituelles dominent sa vie et son œuvre. Il est naturellement païen, ce qui ne veut certes pas dire athée.

Sa critique de la modernité et du machinisme est totale. Poète des héros et des dieux de l’Antiquité, il n’en rêve pas moins de réconcilier christianisme et paganisme. Il s’attache à la restauration de ce qu’il nomme « la grande tradition blanche ».

Il sera ainsi un grand ami de Paul Le Cour et un collaborateur de la revue Atlantis dans les années vingt. Ses Paroles devant le Soleil ont éclairé bien des chercheurs :

« Retournons donc vers les symboles traditionnels de l’Occident, vers les livres de haute science, dont l’obscurité n’est peut-être pas aussi grande qu’on a voulu le prétendre. Étudions, non en rationalistes obstinés mais en humbles méditants, dépourvus d’orgueil, ces mystérieux bréviaires d’alchimie spirituelle : les cathédrales. »

Il se passionne donc pour l’Atlantide qui ne peut être pour lui que nordique : « L’Europe septentrionale est encore pleine de récits de folklore que nous retrouvons dans les Contes de ma mère l’Oye et qui enferment les débris d’anciens mythes hyperboréens, et nous savons que les anciens faisaient venir de l’Hyperborée les fondateurs de leurs premiers sanctuaires, à ne citer que le mystérieux Olen, précurseur des mystères orphiques, et qui serait venu vaticiner à Delphes. »

Il dénonce à la fois l’État et la Machine (avec des majuscules), mais ce moderne Atlante, nommé Grand Druide des Gaules par le Breton Taldir-Jaffrenou, garde un robuste bon sens rural. « Alchimiste du verbe », certes, mais aussi maître sur sa terre qu’il « fait valoir » en bon paysan normando-picard, exaltant dans toute son œuvre un certain type d’homme, « un homme libre, dont le verbe jaillit franc, comme le cidre de son plant…, un homme dont la parole et le cœur sonnent en toute franche indépendance ».

Jean Mabire.