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Pierre Gripari Iconoclaste tous azimuts

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Pierre Gripari a choisi, bien malgré lui, le 23 décembre 1990 dernier dimanche avant Noël pour nous quitter, en profitant des fêtes qui accaparaient ailleurs notre attention. Pour la première fois, il nous aura fait faux bond pour ces jours de lumière et de joie, lui dont toute la vie était flamme. Après des débuts difficiles et même misérables, il avait enfin trouvé le meilleur des publics, celui des enfants pour lesquels il était devenu le conteur par excellence, le marchand d’or et de sable qui apporte non le sommeil mais le rêve. Pour les adultes — et même ce qu’on nomme les adultes avertis — il reste sans doute le romancier le plus singulier de sa génération, touche-à-tout génial qui savait transgresser, pour la plus grande joie des esprits libres, les conformismes étroits de la politique ou de la dévotion. Iconoclaste joyeux, il est peut-être le dernier des romantiques, fou de lucidité et de courage.

La même année 1963, notre premier livre trouvait le même éditeur : Roland Laudenbach nous accueillait tous deux à sa Table Ronde, lui pour Pierrot la lune et moi pour Drieu parmi nous. De là date une amitié qui ne s’est jamais démentie, même si les bien-pensants ont toujours jugé Gripari infréquentable.

Lors des mini-événements de 1968, quand les « enragés » braillaient au nez des CRS pseudo-SS « Le fascisme ne passera pas », avec l’air farouche des miliciens espagnols devant Madrid, Gripari aimait à déclarer, d’un ton fort sentencieux :

— En de temps-là, Jésus dit à ses disciples : « En vérité, je vous le dis, le ciel et la terre passeront, mais le fascisme ne passera pas. »

Il était coutumier de telles trouvailles qui lui inspiraient un rire communicatif. Car il riait beaucoup et d’abord de lui-même, comme il sied aux gens bien nés.

Il aimait se qualifier de métis, si ce n’est de métèque, d’où sa haine du racisme qui allait le mener très loin dans ses propos antisionistes.

Son père était d’origine hellénique, Grec de l’île de Mikonos. Sa mère était de souche normande, de la banlieue de Rouen, et il la présentait volontiers comme une femme viking, émancipée et autoritaire, dominatrice telle une créature de Sigrid Undset. Lui, le petit Pierre, Pierrot, il naît à Paris en 1925. Le 7 janvier.

La guerre, qu’il vit en exode à Louans-sur-Loire [1], le voit orphelin de mère en 1941, puis de père en 1944. Le voici, à jamais, solitaire.

Après deux années d’hypokhâgne et de khâgne à Louis-le-Grand, il renonce à la rue d’Ulm pour s’engager durant trois ans dans les troupes aéroportées, préférant être para plutôt que normalien. La maturation de sa « carrière » littéraire, si tant est qu’on puisse employer ce terme à son sujet, est fort longue. Il passe une demi-douzaine d’années comme employé de bureau à Mobiloil et autant comme garçon de bibliothèque au CNRS. Entre temps, il milite au Parti communiste et assume une homosexualité dont il ne s’est jamais caché.

Si sa première pièce Le lieutenant Tenant a quelque succès, en 1962, ses romans ne touchent qu’un public fantomatique. Pourtant L’Incroyable Équipée de Phosphore Noloc, ou surtout La Vie, la Mort et la Résurrection de Socrate-Marie Gripotard sont des chefs-d’œuvre de fantaisie ironique et d’éblouissante écriture. Il doit continuer à galérer pour survivre, même s’il est héréditairement frugal comme un Grec des Cyclades et « regardant » comme un Normand séquanien.

Voici une vingtaine d’années, l’éditeur Vladimir Dimitrijevic lui ouvre les portes de L’Âge d’homme et lui permet de devenir enfin « écrivain à temps complet ». Il va alors publier un ou deux livres par an et même davantage, car c’est un laborieux d’une rare fécondité.

Pour son plaisir et pour le nôtre, il écrit ce qui lui plaît : romans (Frère Gaucher, Vies parallèles de Roman Branchu, ou le délicieux Moi Mitounet-Joli), pièces de théâtre, nouvelles, critiques, essais, à commencer par une insolite et insolente Histoire du méchant Dieu, poèmes, anthologies commentées, dont L’Évangile du rien reste un modèle du genre.

Trop anarchiste pour rester longtemps communiste, il passe allègrement de ce qui se dit la gauche à ce que l’on nomme la droite. Il se porte aux extrêmes par goût des minorités et par sympathie pour les maudits. On le verra même candidat involontaire à une élection sur une liste du Front national ! Ces vagabondages expliquent qu’il a toujours été tenu à l’écart par les cerbères de l’intelligentsia.

Dans ses entretiens avec son ami Alain Paucard, publiés sous le titre Gripari mode d’emploi, quand il parle politique, il va droit au fait : « La démocratie parlementaire n’est pas autre chose que le déguisement idéologique de la ploutocratie », et il ajoute : « On ne lâchera l’imposture libérale que pour l’imposture socialiste. » Et vice-versa, aurait-il pu ajouter aujourd’hui. Il reproche au christianisme, à l’islam et à la franc-maçonnerie (lui, fils d’un père initié) leur prétention de « religion universelle » et donc « expansionniste, impérialiste, colonialiste ».

Ce métis, qui se méfie des « racines », aime à se dire, en revanche, « indigène européen ».

Il montre vis-à-vis des Soviétiques, et surtout des Américains, des réflexes de colonisé : « L’Europe est maintenant dans la même situation qu’à l’époque de la Sainte-Alliance, avec la même police idéologique anti-européenne. »

Partisan de la « supranationalité », il n’hésite pas à se dire « contre les nations » France, Angleterre, Allemagne, Espagne, Italie… Pour lui, la réalité c’est aussi la Bretagne, le pays Basque, la Catalogne, la Croatie, la Slovaquie, la Transylvanie et tout le reste… Mais il estime qu’il est encore trop tôt pour rendre vie à ces patries charnelles : « Seule une Europe politiquement unie pourra se permettre enfin de redécouper son territoire en tenant compte des réalités ethniques et linguistiques. »

Ce n’est pas si mal vu.

[1] Il n'existe pas de « Louans-sur-Loire », mais Louans, en Indre-et-Loire, une dizaine de kilomètres au sud de Tours. [N. D. É.][Retour]

Jean Mabire.