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Pierre-Jakez Hélias Le breton tel qu’on le conte

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

La disparition de Pierre-Jakez Hélias, mort à Quimper le 14 août 1995, largement octogénaire, a permis de mesurer le rôle que joua en son siècle cet écrivain qui se sentait sans doute plus Bigouden et Finistérien que Breton, dans tout ce que ce dernier terme évoque de lutte pour la survie d’une communauté populaire menacée d’anéantissement.

Certes, les éloges funèbres n’ont pas manqué, parfois excessifs, comme il convient en de pareilles circonstances. « Toute une région dans la tristesse », titre Ouest-France. Il est de fait que Pierre-Jakez, brave bonhomme au demeurant, incarnait parfaitement l’image qu’il est convenable de se faire de la régionaliste Bretagne, terre des menhirs et des pardons, où quelques indigènes utilisent encore un idiome voué à une inéluctable disparition. Malgré les touchants efforts de rares militants obsédés par leur chimère enchantée.

L’homme qui nous a quittés était indéniablement attaché à son pays natal du bout du monde et aux gens qui y vivaient, émergeant peu à peu d’une misère millénaire. Mais toute son œuvre reste tournée vers le passé, un passé dont il a suivi la lente agonie, en témoin plus attentif qu’attristé, sans jamais éprouver ce sentiment sauvage qui saisit ceux qui voient disparaître sous leurs yeux tout ce qui a formé, au cours d’une longue histoire, l’originalité à nulle autre semblable de leur terre et de leur peuple.

Personnage double, tel le dieu Janus, Pierre-Jakez Hélias a certes été un admirable conteur bigouden, plein de malice et de saveur, auteur incontestablement populaire. Mais il fut aussi agrégé de lettres, professeur d’École normale et de faculté, officier de la Légion d’honneur, militant laïque, pilier de la Ligue de l’enseignement, républicain de gauche… Ni rouge ni blanc, il se voulait bleu dans tous les sens du terme, ce qui signifie en Bretagne, une tenace hostilité aux couleurs gwenn ha du, que brandissaient les plus extrémistes de ses compatriotes.

Quand certains criaient « Breiz atao » (« Bretagne toujours »), voulant, envers et contre tous, bâtir une nation à l’image de leurs rêves, il répondait « folklore d’abord », c’est-à-dire Bretagne d’autrefois. Ils furent quelques-uns, de ses jeunes compatriotes insolents, pour parler de « fol-chloroforme », tant ils avaient l’impression qu’on était en train d’endormir à jamais leur pays dans une atmosphère de biniouserie inoffensive, fort profitable au commerce touristique de la presqu’île.

Du vivant de Pierre-Jakez Hélias, après le phénoménal succès de son Cheval d’orgueil, Xavier Grall entreprit une superbe démystification en écrivant d’une plume au vitriol un Cheval couché, qui n’a pas fini de faire du bruit dans Landerneau.

Il y a vingt ans que dure cette querelle et elle n’enlève rien à l’indéniable talent d’un homme qui fut d’abord le prodigieux transcripteur de toute une civilisation en train de basculer dans un progrès qui devait lui être fatal. Encouragé par l’accueil fait à son premier livre destiné au grand public, bien au-delà des frontières de la Bretagne, Pierre-Jakez Hélias est devenu, incontestablement, un écrivain qui comptera en ce siècle.

Tout commence à Pouldreuzic, dans le pays bigouden, sur la baie d’Audierne, le 17 février 1914. Pierre-Jakez Hélias est l’aîné des enfants d’une famille d’ouvriers agricoles fort impécunieux. Mais il va hériter de son grand-père paternel, le sabotier Alain Hélias, et surtout de son grand-père maternel, Alain Le Goff, d’un véritable trésor : l’art de conter. En breton, bien sûr, parce que c’est la seule langue utilisée à la maison.

C’est à l’école qu’il apprend le français. Il l’apprend si bien qu’il peut partir comme boursier au lycée de Quimper, puis à Rennes où il se destine à la carrière d’instituteur.

C’est alors, avec le métier de matelot de l’État, le seul qui permette à un petit Breton pauvre de s’élever de quelques barreaux sur l’échelle sociale. Arrivé par son intelligence et aussi sa docilité en haut de ce perchoir, il en gardera toujours un attachement invétéré à la République française, fut-elle une et indivisible.

Sa carrière littéraire commence par quelques petites pièces de circonstance écrites pour les Auberges de jeunesse au temps du Front populaire.

On n’entendra guère parler de lui pendant la guerre, et surtout pas dans les rangs du Parti national breton. En 1945, on le retrouve rédacteur en chef de Vent d’Ouest, l’hebdomadaire régional du Mouvement de libération nationale. L’année suivante, il est chargé de l’émission en langue bretonne de Radio-France Bretagne.

Il va se révéler un prodigieux « quêteur de mémoire », parcourant inlassablement la Bretagne occidentale pour y recueillir contes, légendes, histoires, dictons, propos. Naïf et roublard tout ensemble, il n’a pas son pareil pour faire parler ses compatriotes devant une bolée de cidre et retranscrire ensuite leurs propos dans sa langue natale. Il va ainsi publier, dans le quotidien Ouest-France (auquel il a collaboré comme correcteur quand il se nommait encore L’Ouest-Éclair), des centaines de « choses vues ».

Ces petits tableaux sont un fidèle reflet du pays bigouden, transposés avec un indéniable talent pour la chute finale, le bon mot, le clin d’œil. Il sait provoquer le sourire de ses compatriotes, ravis d’être croqués par un monsieur bien savant qui connaît — et pour cause — si bien leur langue.

Il est certain que Pierre-Jakez aime le parler de ses ancêtres et de ses parents. Il en a saisi la richesse, les nuances, la parfaite adéquation avec un milieu rural en train de disparaître devant le progrès technique. Ses articles sont de véritables travaux pratiques d’ethnographie vivante.

Pourquoi ne pas les traduire en français et les réunir en volume ? Hélias, qui avait déjà publié quelques monographies régionales, tout en participant activement à la création du Festival de Cornouaille à Quimper, pouvait être certain de rencontrer quelque succès parmi le public breton de langue française désireux de découvrir ses étranges compatriotes de l’extrême-ouest armoricain.

Il va se trouver un éditeur parisien pour tenter l’aventure. Le Cheval d’orgueil paraît en 1975, chez Plon, dans la collection « Terre humaine ». Le livre est « traduit du breton par l’auteur ». Il survient à un moment où le besoin de retrouver ses racines, dans le tourbillon d’une société déboussolée, est devenu une exigence vitale.

Le succès sera foudroyant : deux millions d’exemplaires vendus, des traductions dans dix-huit langues y compris le chinois, dix thèses universitaires consacrées à cette œuvre insolite et un film de Claude Chabrol qui ne trahit pas trop l’esprit du livre.

C’est la gloire et la fortune tout ensemble ! Per-Jakez devient un personnage incontournable, l’incarnation souriante de la Bretagne du XXe siècle, celle qui va perdre sa langue, mais avait bien du mérite (voir les monuments aux morts). L’auteur d’un tel chef-d’œuvre, car le bouquin mérite ce qualificatif, ne va plus cesser d’écrire.

Il s’attaque à tous les genres. Le conte, bien sûr, sa spécialité, mais aussi le théâtre (Le Grand Valet ou Compère Jakou), le roman (L’Herbe d’or, La Colline des solitudes, Vent de soleil), la poésie (Manoir secret et La Pierre noire), les chroniques (Midi à ma porte), les souvenirs (Les autres et les miens et surtout Le Quêteur de mémoire, qui est finalement une sorte de livre de sagesse inspiré par une expérience vécue).

Le Bigouden a beaucoup aimé son pays, beaucoup travaillé, beaucoup ironisé… Il avait le sens des formules-choc :

— J’ai commencé ma vie en disant « mad ré », ensuite, il m’a fallu dire « très bien », je ne voudrais pas la finir en disant « OK ».

Jean Mabire.