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Pierre Loti Exotisme et nostalgie

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Lit-on encore Pierre Loti ? Certes, huit de ses romans ont été réunis dans la très populaire collection « Omnibus », mais le reste de son œuvre, qui comprend une soixantaine de volumes, tombe peu à peu dans l’oubli. Pourtant, peu d’écrivains régnèrent sur leur temps avec une telle majesté. Yves La Prairie, poète et officier de marine comme lui, a fait paraître un petit volume, fort bien illustré de documents photographiques inédits : Le Vrai Visage de Pierre Loti. C’est une bonne occasion de découvrir un homme plus mystérieux qu’il n’y paraît.

Janus aux deux visages, celui de Julien Viaud, marin, et celui de Pierre Loti, conteur, ce personnage singulier se vantait de ne pas lire de livres — ou si peu. Il était trop occupé à naviguer, à nouer des amours fugitives et exotiques, à écrire.

Cela ne l’empêcha pas de charmer plusieurs générations par son pouvoir d’évocation et sa sensibilité à fleur de peau. S’il apparaît aujourd’hui démodé, même s’il conserve des fidèles, y compris parmi la jeunesse, c’est qu’il incarne un moment du monde totalement disparu : celui où, paradoxalement, tous les peuples de la terre gardaient leur visage singulier, à nul autre semblable, tandis que l’homme blanc, essentiellement l’Européen, se sentait partout chez lui. À son aise. Dans le respect des autres. Étant lui-même, il admettait parfaitement que les étrangers soient aussi eux-mêmes. La découverte romantique de cette fin du siècle dernier apparaît comme le contraire absolu du mondialisme indifférencié du nôtre. Personne n’y a gagné !

Pour saisir l’univers de cet écrivain, c’est peut-être sa demeure natale de Rochefort que l’on doit d’abord visiter. Il avait d’ailleurs été obligé d’acquérir quelques maisons adjacentes pour réunir la totalité de son environnement sentimental. Chaque pièce est devenue un symbole. On trouve ainsi un salon turc, une chambre arabe, une pagode japonaise, une salle chinoise, un hall néogothique, une salle à manger pseuso-Renaissance et surtout une mosquée sunnite qu’il ramena de Syrie. Cet ensemble, caverne d’Ali Baba d’un brocanteur dont le mauvais goût le dispute au génie du baroque, était surmonté d’un minaret, où grimpait parfois certains jours, aux heures de prière, un serviteur breton rebaptisé d’un nom prétendu oriental.

Et puis, brusquement, on entre dans la petite pièce où se retirait l’écrivain, véritable cellule de moine aux murs blanchis à la chaux, avec un lit de fer, une chaise de paille, une table de bois blanc, une cantine d’officier. Seul décor : un sabre de marine — réglementaire.

Ce contraste symbolise parfaitement un homme qui, toute sa vie, porta la contradiction dans son être, tantôt renfermé et tantôt provocant, dans une même passion des extrêmes, sa grande noblesse. Il fut tout, sauf un tiède et un médiocre, contraire absolu de ces petits-bourgeois frileux d’une IIIe République triomphante, avec ses politiciens et ses affairistes.

Julien Viaud naît le 14 janvier 1850, à Rochefort. La famille de sa mère s’enorgueillit d’appartenir à cette race protestante irréductible qui s’est réfugiée sur l’île d’Oléron après le siège de La Rochelle.

Son père, d’ascendance catholique, a choisi de se convertir à la religion réformée. On évoque, avec quelque respect, un grand-père Viaud, tué par un boulet lors de la bataille de Trafalgar, et un jeune oncle dévoré à quatorze ans par ses compagnons d’infortune sur le radeau de La Méduse.

De minuscule taille et d’aspect chétif, le petit Pierre montre une sensibilité exacerbée qui le conduit à une perpétuelle tristesse, à la limite de l’angoisse. Il est hanté par la fuite du temps, la fin de toute rencontre, l’approche inéluctable de la mort et du néant.

À dix-sept ans, bouleversé par une horrible erreur judiciaire, qui coûtera à son père, secrétaire de la mairie, sa réputation et sa fortune, il se présente au concours d’officier de marine et embarque sur le fameux navire-école Borda. Aspirant en 1869, il donnera à la Marine quarante-deux ans de sa vie, dont dix-neuf ans de service à la mer, terminant sa carrière comme capitaine de vaisseau.

Même s’il a toujours tenu un journal, qui représente une vingtaine de volumes — certains disent quarante — encore inédits, il prétend n’avoir aucune imagination littéraire. Ses livres ne seront que la transcription de ses souvenirs.

Plus que les traversées, comptent les escales, les longues escales. Des paysages lointains, amoureusement décrits, servent d’écrins à des personnages féminins, constituant le prodigieux « tableau de chasse » d’un infatigable séducteur, initié à l’amour dès seize ans par une jeune Gitane.

Il en gardera toujours un goût très vif pour la couleur — surtout en ce qui concerne les femmes. Ainsi Aziyadé la Circassienne, Rarahu la Tahitienne, Fatou Gaye la Sénégalaise, Suleïma l’Algérienne, Pasquala la Monténégrine, Madame Chrysanthème la Japonaise et tant d’autres…

Pour les hommes, il préfère les Blancs, Bretons ou Basques.

Cette bisexualité, comme on dirait aujourd’hui, ne l’empêche pas de se marier, d’avoir un fils et d’installer, à proximité du domicile conjugal, une maîtresse officielle, à qui il fera deux garçons.

En 1872, à vingt-deux ans, à Tahiti, il a été surnommé « Loti » par les jolies servantes de la reine Pomaré. Il fera de ce nom de fleur son nom de plume. Ses romans vont se succéder à une belle cadence, ce qui fera de lui, à quarante-deux ans, le benjamin de l’Académie française. Loti, pour cette élection a battu Zola.

Cela n’arrangera pas sa réputation dans les milieux « progressistes ». Il n’en a cure, d’autant qu’il est un officier de marine tout à fait compétent, bien qu’original : le « pacha » Viaud, à chacune de ses prises de commandement, fait embarquer dans sa chambre son piano, ses tapis, ses chats, une tortue, un serpent et même un chacal apprivoisé.

À terre, il multiplie les excentricités. Sarah Bernhardt, qui s’y connaissait, le surnomme « Pierrot-le-Fou » et Anatole France le qualifie sèchement de « sublime illettré », car il manifeste un mépris total de tout intellectualisme. N’écrira-t-il pas dans Les désenchantées : « Guerre aux institutrices, aux professeurs transcendants, à tous ces livres qui élargissent le champ de l’angoisse humaine. Retour à la paix heureuse des aïeules » ?

Aux jeux de l’esprit, il préfère les plaisirs de la fête. Il adore se déguiser, en Arabe, en Turc, en dieu Osiris, en roi Louis XI, en paysan saintongeais ou bigouden, en samouraï, en Albanais, en matelot sans autre spécialité que la fréquentation des bouges portuaires.

Ses dîners sont célèbres. Il charme ses convives comme il charme ses lecteurs et fréquente une demi-douzaine de souveraines d’une Europe encore monarchique.

La guerre de 1914 le transforme, sur sa demande, en colonel de l’armée de terre. Cette fois, ce n’est pas un déguisement. Il prend son rôle très au sérieux. Entre deux missions sur le front, il publie des articles d’un racisme anti-boche délirant. Il les réunira en livres : La Hyène enragée ou L’Horreur allemande. Ce n’est pas le meilleur de son œuvre.

Il a mené sa vie au grand galop. Précocement vieilli, il meurt dans sa maison d’Hendaye, le 10 juin 1923. Il n’avait jamais fait mystère de toutes ses ambivalences : « Mon cœur est plus changeant qu’un ciel d’équinoxe. »

Trois navires de guerre escorteront sa dépouille jusqu’à l’île d’Oléron, où il sera inhumé. Ces bâtiments sont placés sous le commandement d’un de ses cadets de la « Royale » : le capitaine de frégate François Darlan.

Jean Mabire.