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Raymond Queneau Un encyclopédiste facétieux

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Sympathique, le père Queneau ? Sans doute pas. Mais c’est là probablement le dernier critère pour juger un écrivain, surtout quand son œuvre est considérable. On pourrait même dire incontournable. Cette grosse baleine sarcastique, si longtemps échouée dans son bureau de chez Gallimard, rue Sébastien-Bottin, a exercé sur le monde des lettres une régence qui dépasse de loin le périmètre de Saint-Germain-des-Prés, dont il a pourtant été longtemps une des illustrations les plus pittoresques.

On aurait bien tort de limiter son œuvre à quelques poèmes mis en chanson, dont la plus célèbre reste Si tu t’imagines, fillette, fillette… et à une quinzaine de romans, à commencer par cette Zazie dans le métro qui a fait rire toute une génération.

Le Queneau romancier, malgré quelques incontestables réussites, importe certes moins que le Queneau mécanicien du langage, tel qu’il s’est révélé dans ses Exercices de style, ouvrage bien plus savant qu’il n’y paraît.

Alchimiste du verbe et mathématicien, il a dirigé l'Encyclopédie de la Pléiade avec la sûreté d’un scientifique qui parvenait à rester un littéraire. Bel exemple d’une nature harmonieuse, capable de faire cohabiter les tempéraments les plus divers. Il a poussé jusqu’aux limites de l’absurde et de la caricature son état d’intellectuel. Mais cet hyper-intellectualisme s’est accommodé d’une réjouissante cocasserie et surtout d’un extraordinaire don pour le langage populaire.

Nul doute que Raymond Queneau conserve et améliore sa place dans les futures histoires de la littérature. Les décennies risquent de lui être favorables, en lui réservant une place à part, celle d’un inclassable, dont le talent avoisine parfois le génie. Peu importe qu’il ne soit pas parmi les premiers. Il n’en aura pas moins marqué son époque, à l’instar de quelques-uns de ses compatriotes, comme Saint-Évremond, Littré ou Rémy de Gourmont.

Ce qui l’a toujours empêché de devenir un grand, très grand écrivain, ce n’est pas le manque de facilité, ni même de rigueur, c’est une intelligence qui le rend aussi méfiant qu’un vieil herbager du plateau cauchois. Méfiant envers les autres et envers lui-même. Il évoquera ses origines dans Chêne et chien, roman en vers : « Je naquis au Havre un vingt et un février en mil neuf cent et trois. Ma mère était mercière et mon père mercier : ils trépignaient de joie. » Fils d’un Tourangeau et d’une Normande, dont le père naviguait comme capitaine au long cours, il apparaît à demi « horzain » au pays de Corneille. Mais c’est aussi le sort de Gustave Flaubert, d’André Gide, de Pierre Gripari et de pas mal d’autres, tous pourtant redevable à Malherbe d’une langue qu’ils savent à merveille « questionner ».

Élève d’abord médiocre puis très brillant, il se passionne pour la philosophie, qui comble son goût de l’abstraction et de la formule. À dix-sept ans, il part étudier à la Sorbonne et devient parisien autant que peut l’être un provincial curieux de tout. Il se montre vite imbattable au billard et fanatique de ciné. Il flirte avec les surréalistes, mais doit quitter « la bande à Breton » pour faire son service dans les zouaves. Il pose pour un copain photographe, un balai à la main, chéchia en tête et babouches aux pieds. Entre deux corvées, il fait colonne dans le bled pendant la guerre du Rif.

Employé de banque, il se préfère en voyageur, ou en joueur d’échecs. En 1933 et 1934, il publie coup sur coup ses deux premiers romans, Le Chiendent et Gueule de pierre. Le voici, à jamais, auteur Gallimard.

À la veille de la guerre, il fonde la revue Volontés, en compagnie de Georges Pelorson, futur responsable de la jeunesse sous le gouvernement de Vichy, et d’Henry Miller, un des écrivains américains les plus originaux de son siècle.

En 1939, paraît son roman Un rude hiver, un de ses meilleurs livres. Le décor est bien planté : Le Havre pendant la Première Guerre mondiale — où l’on retrouve, fort transposés, ses souvenirs d’enfant de onze à quinze ans. C’est du meilleur Queneau : robuste pessimisme et humour narquois, avec un goût pour les plaisanteries comprises des seuls initiés, à commencer par les familiers de la littérature anglo-saxonne : on sait qu’à vol de mouette, Le Havre est plus près de Brighton que de Paris.

Pendant l’Occupation, devenu secrétaire général (et quasi perpétuel) des éditions Gallimard, il publie Pierrot mon ami, peaufine le « ton Queneau », savant dosage d’humour britannique comme de logique cartésienne, et éprouve de vives sympathies pour la Résistance. Il n’en faut pas plus pour devenir, lors de l’épuration, membre du comité directeur du Comité national des écrivains et censeur sourcilleux de ses confrères soupçonnés de collaboration.

On le dit communiste. C’est la mode. En tout cas, il ne restera pas longtemps compagnon de route du PC. Il est foncièrement individualiste, rebelle tranquille et sceptique prudent.

Ce grand bonhomme bedonnant, à lunettes cerclées d’écaille et cheveux gris en bataille, garde quelque chose de provincial et même de paysan. Les adjectifs viennent facilement sous la plume : matois, rusé, chafouin… Il est du genre gros félin, mais ruminant.

Dès 1947, il s’impose comme un bon destructeur-reconstructeur du langage, avec ses fameux Exercices de style : la même petite histoire, sans intérêt autre que d’être écrite de quatre-vingt-dix-neuf manières différentes. C’est de la haute voltige, mais aussi un extraordinaire hommage à la langue française. Il faut rudement bien la connaître et la chérir pour pratiquer une si éblouissante parade. Ce feu d’artifice, qui sera monté par la suite comme spectacle de cabaret, assure bien davantage la renommée de Queneau que son magistère sur l’Encyclopédie de la Pléiade, où il s’affirme le plus talentueux touche-à-tout de l’après-guerre.

D’autres se prendraient pour un mandarin. Lui se préfère arlequin. On n’imagine pas si important personnage en jongleur. Et pourtant, qu’est Zazie dans le métro, si ce n’est un palpitant numéro d’équilibriste ? L’orthographe y est pulvérisée au profit de l’atmosphère. Voici un petit livre paru en 1959, dont quelques répliques fourniront des mots de passe pour toute une génération, celle qui a vingt ans au moment de la guerre d’Algérie.

Ces événements semblent laisser de marbre l’ancien zouave Queneau. Peu d’hommes seront aussi naturellement de la gauche politique et de la droite sociologique. On n’aurait pas de peine à démontrer que cet anarchiste pour cafés littéraires est au fond un bourgeois, qui se contente de dynamiter grammaire, orthographe ou syntaxe, tout en francisant les mots anglais grâce à une réjouissante écriture phonétique.

Il se montre écrivain décapant. Mais il est tellement intelligent, cultivé, subtil, sec, il faut l’avouer, que le résultat est un peu décevant, même dans des réussites comme Les Fleurs bleues, ce faux roman médiéval, ou On est toujours trop bon avec les femmes, pseudo-récit irlandais (la plus ironique et iconoclaste évocation du soulèvement sanglant de Pâques 1916 à Dublin).

Queneau ne peut que se laisser prendre au piège d’une intelligence, finalement paralysante. En un mot, il manque de cœur.

Mais cette sécheresse même peut devenir fort salubre, plus de vingt ans après sa mort, survenue le 25 octobre 1976.

Voici que nous sommes envahis par le moralisme et l’humanitarisme des éternels pétitionnaires, transformés en pleureuses, en censeurs du « politiquement correct », en omniprésents flics de la pensée. Avec le recul du temps, son scepticisme absolu, son refus de croire au progrès et autres fariboles, son pessimisme foncier, ancestral, définitif, tout cela nous réjouit.

Voici un homme qui nous garde de toutes les illusions, même celles de la littérature. Et puis il peut être drôle, très drôle même.

Jean Mabire.