Aller au contenu principal

Raymond Radiguet Jeunesse, aristocratie et insolence

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Si courte que fut sa vie — vingt ans à peine — elle a de quoi tenter un biographe, tant la trajectoire fulgurante de cet adolescent s’inscrit dans une période charnière de notre histoire littéraire. C’est le parti-pris de François Bott, qui a décidé de nous donner une sorte de bref Radiguet en son temps. Il va ainsi beaucoup plus loin que son propos attendu, qui était de nous tracer le portrait de « l’enfant avec une canne ».

Un recueil de poèmes, deux romans et quelques écrits épars dans des revues ont réussi à forger la légende d’un auteur déjà qualifié de son vivant, de petit génie. Le surprenant — et l’admirable — est qu’il a réussi à survivre à l’épreuve du temps, qui devait être fatale à tant de ses contemporains, dont certains ont disparu il n’y a pas si longtemps. On lit encore Radiguet. S’il affirme d’emblée un style qui n’appartient qu’à lui (et aussi à Jean Cocteau, pour les raisons que l’on sait), il est assez stupéfiant qu’il ait réussi deux livres aussi différents que Le Diable au corps et Le Bal du comte d’Orgel, étincelantes facettes du miroir dans lequel il reflétait, intimement mêlées, autobiographie et imagination.

Aurait-il continué, selon le précepte des années folles, à nous étonner ? Peut-être. Pourtant, d’être mort aussi jeune fige sa mémoire sur l’image de son entrée périlleuse, tel un équilibriste au-dessus de la piste.

On ne dira jamais assez qu’il n’est rien de plus classique et, disons-le, de plus français que son écriture qui semble parfois un pastiche du XVIIIe siècle. Hauteur, noblesse, pudeur (mais oui !) permettent de le placer très haut, surtout aujourd’hui.

Peu d’écrivains ont été aussi impliqué que Raymond Radiguet dans une œuvre où les souvenirs n’ont pas eu le temps de vieillir et de prendre les rides trompeuses de la nostalgie. C’est pourquoi les étapes de sa vie sont bien davantage que des points de repères. Ils annoncent l’alchimie vertigineuse où il s’agit de tout engager de soi-même pour aboutir à un mensonge seul capable de devenir à jamais vérité.

Tout commence en 1903. Le 18 juin, le garçon qui voit le jour à Saint-Maur, dans le Val-de-Marne, sera l’aîné d’une famille de sept enfants. La banlieue sud-est se montre encore jalouse d’une identité qui la distingue de la capitale. C’est presque la province, avec ses canotiers et ses demoiselles qui risquent leur réputation — et même parfois leur vie — sur les balançoires des guinguettes.

Le père de ce garçon est un dessinateur humoriste assez connu en son temps, Maurice Radiguet.

École communale, puis lycée Charlemagne. Raymond est de ces collégiens trop fous de lecture pour perdre leur temps en quelque péripétie scolaire. Il se réfugie dans la barque que possède son père et, sans jamais détacher l’amarre, dévore du papier imprimé du matin au soir, selon une forme fluviale d’école buissonnière.

Il se réclamera parfois d’une mère créole pour justifier de tels vagabondages aquatiques.

Il vient d’avoir onze ans quand éclate ce qui deviendra la Grande Guerre. Il est de la génération vouée à l’arrière, exclu sans espoir des jeux dangereux de ses aînés.

En 1917, ce gamin, qui n’a pas encore quatorze ans, rencontre, sur l’impériale d’un bus, Alice, une jeune femme de dix ans son aînée. Pendant que d’autres font la guerre, le jouvenceau et la demoiselle — pourtant fiancée à un soldat du front — font l’amour comme des fous. Que voulez-vous ? Ils ont « le diable au corps ».

Le conflit n’est même pas terminé que l’adolescent fréquente les milieux journalistiques et artistiques, vite séduits par ce jeune surdoué. Il signe par défi ses premiers poèmes et ses premiers articles du pseudonyme quelque peu exotique de Raimon Rajky, s’attribuant un petit air d’Europe centrale, qui va vite devenir à la mode. Ses premiers amis intimes sont de beaucoup ses aînés : Max Jacob, futur persécuté de 1944, et André Salmon, futur épuré durant la même année de guerre civile.

Raymond sera vite aussi célèbre à Montparnasse qu’à Montmartre. Il se montre beaucoup dans tous les endroits à la mode.

La rencontre décisive sera celle de Jean Cocteau. Sur le plan littéraire surtout. Pour le reste, ce bel adolescent, que l’on dirait aujourd’hui sans doute bisexuel, est bien plus hétéro qu’homo et collectionne les maîtresses avec la frénésie de rigueur en ce tout début des années folles.

Il n’a que dix-huit ans quand il publie Les Joues en feu, ses premiers poèmes. Le grand public se tient encore à l’écart de ce surdoué.

Il aime les aphorismes, les phrases bien serrées, les répliques cinglantes. Il fréquente le cabaret du Bœuf sur le toit.

Il part avec Cocteau au bord de la mer, oscillant de la Méditerranée à l’Atlantique, écrivant avec sa complicité son premier roman, sous l’œil attendri de cet admirateur qui se persuade du génie de ce garçon de talent. L’enchanteur est enchanté et prend volontiers son élève pour son maître. Quelques amis de la bande les rejoignent. On se déguise beaucoup.

Raymond se souvient de son aventure avec Alice, qu’il va nommer Marthe dans le livre.

Le diable au corps est publié en mars 1923. Il n’a pas vingt ans. Grasset n’a pas lésiné sur la publicité, ni Cocteau sur l’enthousiasme. Rarement très jeune auteur va bénéficier d’un tel lancement.

Les lecteurs suivent, grâce, peut-être, au parfum de scandale que vaporise une critique vite séduite. Quoi ! Pendant que nos braves poilus se faisaient tuer, de sales gamins couchaient avec leurs femmes !

Le plus sulfureux est peut-être l’extrême retenue avec laquelle cette histoire, somme toute banale, est racontée. On sent que le jeune Radiguet est un auteur du XVIIIe siècle égaré au XXe. Que de discrétion dans sa perversité ! Et quel beau langage. Sa prose est d’un classicisme absolu, sans aucun désordre romantique.

À l’époque de Dada, qui va enfanter le surréalisme, tandis qu'ailleurs l’échographie n’a pas encore décelé la Bête immonde dans un certain ventre fécond, un jeune Français se met à écrire comme l’eut fait un petit roué de l’Ancien Régime. Déboutonné mais élégant. Portant canne et monocle, avec cette désinvolture qui distingue le dandy du vulgaire.

Raymond Radiguet est essentiellement aristocrate. On le verra bien quand va paraître son second roman — posthume — Le Bal du comte d’Orgel. La noblesse n’est pas dans la naissance et encore moins dans l’argent (pouah !). Elle est dans la tenue, ce qui peut s’exprimer plus fort encore par retenue.

C’est la vertu suprême aux yeux d’un anarchiste épris de quelque ordre secret et exigeant. Singulier « ménage à trois » qui se situe aux antipodes du vaudeville, même si la situation est aussi dangereuse qu’un précipice : Anne d’Orgel (c’est le mari, dont le prénom apparaît, volontairement sans doute, ambigu) aime (beaucoup) François, qui aime (tout court) Mahaut, son épouse, pourtant aimante et soumise.

Le récit débusque la subtile progression d’une certitude : Mme d’Orgel va aimer (aussi) François. Que se passera-t-il ? Rien. Justement. Car chacun a conscience de ce sentiment qui se nomme « le devoir ». C’est l’anti-Diable au corps.

Ce court récit ne pourrait-il s’appeler Le Diable au cœur ? Curieux triomphe de l’esprit sur la chair, en une époque de frénétique dissipation. Que cela soit écrit par un jeune homme que d’aucuns affirment dépravé n’en est que plus surprenant.

Raymond Radiguet peut mourir, d’une typhoïde mal soignée, le 12 décembre 1923, son second livre tient des promesses d’autant plus cruelles qu’elles sont désormais caduques. On découvre que madame Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de La Fayette, possède quelque posthume descendance. Et en prime — car il y a toujours une prime au chef-d’œuvre — ce jeune homme ne manque pas d’humour. Les convives du Bal en témoignent.

Jean Mabire.