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René Bazin Morale et tradition

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

On eût fort étonné René Bazin si on lui avait prédit qu’il deviendrait un jour un écrivain « séditieux ». Nul, en effet, en fut plus convenable, si ce n ’est plus conformiste, que cet académicien catholique et patriote. Mais ce sont là des vertus qui sont en train de devenir des crimes. Un fantastique bouleversement des idées et des mœurs fait aujourd’hui de ce « bien-pensant » de la Belle Époque une sorte d’extrémiste, dont les opinions ne cadrent plus avec le moderne « prêt-à-penser ».

Il fut un temps où ce champion du roman social et chrétien apparaissait démodé, voué à un total oubli, même si ses livres se trouvaient encore dans les bibliothèques familiales, surtout en province. La curiosité aidant — et aussi le dégoût devant une totale inversion des valeurs — une nouvelle lecture de cet écrivain de la fin du siècle dernier devient surprenante. Ce n’est pas un si mauvais antidote à de très contemporaines épidémies. Les bons sentiments dominent une œuvre toute entière vouée à l’édification des lecteurs, à commencer par les plus jeunes. Mais ce n’est pas sans quelque nostalgie que l’on redécouvre un monde romanesque totalement dominé par la religion (catholique), la famille (nombreuse), la patrie (française). Et puis Bazin savait écrire, raconter une histoire, inventer des personnages.

Il y a dans sa vision du monde une telle foi naïve, quasi enfantine, qu’elle nous apparaît comme une source d’une singulière fraîcheur dans une société qu’il eut considérée — à juste titre — comme infernale.

Rien de plus provincial que le terreau dans lequel vont s’enraciner un homme et une œuvre dont la nature est sans doute plus morale que littéraire. L’enfant qui naît le 26 décembre 1853, à Angers, sur les rives de la Maine, est le fils d’un avocat devenu industriel et commerçant. Parmi les ancêtres paternels, un maquisard de la Vendée militaire et un artiste peintre. Du côté de sa mère, les Meauzé et les Chéron, on trouve des forestiers et des administrateurs. Tous, à en croire leur héritier, sont « bourgeois estimés, petits gentilshommes, propriétaires terriens, honnêtes gens ».

Il aura une belle formule pour évoquer ceux dont il se réclame : « Ces paysans d’Ancien Régime sont disparus avec les loups. »

De santé fragile, le jeune René est envoyé en pleine campagne, non loin de Segré-en-Craonnais. Il en gardera à jamais un très profond sentiment de la nature, dans lequel il unit, avec une convaincante allégresse, le Créateur et la Création. Son profond christianisme est d’abord religion de grand air et de plein vent.

Brillant docteur en droit, il va enseigner à la Faculté catholique d’Angers. Marié très jeune, on peut résumer sa vie privée en deux chiffres : huit enfants (dont deux religieuses) et vingt-cinq petits enfants…

Poète, journaliste, romancier, il sera un auteur prolixe, attaché assez étroitement aux traditions et totalement étranger à toute révolution, fut-elle littéraire. C’est un conservateur typique, ce qui n’exclut d’ailleurs pas un sens aigu « du social ». Pendant un quart de siècle, il sera conseiller municipal de la commune où il habite un petit manoir — les Rangeardières.

Il a une curieuse formule pour définir son profond attachement à une France traditionnelle, enracinée et familiale : « Il faut qu’elle vive encore et qu’elle refleurisse, puisque Dieu n’a préparé aucune nation pour la remplacer. » C’est ce que Péguy, lui aussi, découvrira un jour, mais avec bien plus de violence. Car Bazin est un homme paisible.

Laborieux, il entasse les livres avec une efficace régularité. Le premier, Stéphanette, paru en 1883 en feuilleton, est une assez habile évocation de la Révolution, où l’on devine des blessures mal fermées. La Terreur reste étrangement présente dans l’imagination populaire. Et le jeune écrivain ne songe guère à cacher des choix qui le portent vers l’armée catholique et royale.

Il a, incontestablement, la plume facile, et saura ne pas s’enfermer ni dans une époque, ni dans un terroir, ni surtout dans une seule classe sociale. Si ses héros sont souvent des paysans, c’est qu’il a conservé de son enfance de véritables liens charnels avec la terre, les champs, les bois, les cours d’eau. Il restera toute sa vie cavalier et chasseur, avec une attentive élégance.

Loin de se confiner à sa province natale, il saura évoquer aussi la Bretagne (Donatienne), l’Alsace (Les Oberlé), le Lyonnais (L’isolée), le Boulonnais (Gongolph l’abandonné), la Lorraine (Baltus), la Flandre (Le Roi des archers) et même Paris ou Rome (La Barrière).

Le plus connu de ses romans, paru en 1899, La terre qui meurt, apparaît aujourd’hui tragiquement prophétique. Situé en Vendée, dans le pays maraîchin, il évoque un abandon des campagnes qui ne faisait que commencer et dont nul ne pouvait alors imaginer le catastrophique aboutissement. Il démonte très bien le mécanisme de cette désertion et en accuse les nobles :

« Ceux qui, il y a deux siècles ou presque, se pressaient à Versailles pour obtenir un sourire, un regard du Roi-Soleil, ne songeaient pas que, sur leur domaine, accablés d’impôts et de misère par des intendants et des gardes, espérant vainement en la justice d’un seigneur absent, leurs tenanciers — ceux dont ils étaient responsables tant d’âmes que de corps — à force de souffrir passivement, écoutaient les mauvais bergers, s’aigrissaient, se révoltaient et préparaient ainsi la révolution. »

Ce livre aurait pu être désespéré. Mais René Bazin y exprime une certitude toute saisonnière et solsticiale : « Le renouveau succède à l’hiver. »

À ses grands romans, dont Le blé qui lève reste emblématique, il ajoutera sept recueils de nouvelles, rassemblant cent trente histoires, toutes plus « exemplaires » les unes que les autres. Car ce professeur a quelque chose d’un prédicateur. Aimable, souriant, habile, il apparaît comme une sorte de chien de garde soucieux de conduire le troupeau à la maison du Père. Il y a dans toute son œuvre un côté moralisateur, qui ne semblera certes pas désuet à ceux qui partagent ses convictions. Pour les autres, il n’est pas inutile de savoir que cet univers a existé et qu’il éclaira d’innombrables vocations, totalement dominées par des sentiments aussi élémentaires — et aussi éternellement nécessaires — que le sens de l’honneur ou l’esprit de sacrifice.

Le voyageur et l’historien demeurent peut-être plus intéressants que le romancier. Cet Angevin, familier de l’Italie et de l’Espagne, a aussi vagabondé à travers le vaste monde, de la Sicile au Spitzberg et de New York à Jérusalem. Mais c’est à Paris qu’il mourra le 20 juillet 1932.

Sachant se documenter, habile à reconstituer des atmosphères et des dialogues, conjuguant le pittoresque et l’exceptionnel, il va s’attacher à l’évocation de quelques âmes d’élite, dont il exaltera la stature héroïque, jusqu’à en faire de véritables symboles. Incontestablement, il provoque chez son lecteur, surtout adolescent, ce besoin d’identification qui conduit aux aventures les plus hautes.

D’une demi-douzaine de biographies, se détachent ainsi L'Enseigne de vaisseau Paul Henry et Charles de Foucauld, explorateur et ermite. Au Pé-Tang en 1900 comme à Tamanrasset en 1916, deux hommes sont tombés, martyrs de leur foi patriotique et religieuse. René Bazin saura rendre ces personnages familiers à d’innombrables jeunes gens. Il suscitera ainsi des vocations, ce qui est sans nul doute la plus haute mission de l’écrivain.

De toute son œuvre, si démodé par bien des aspects, ces deux livres demeurent étrangement actuels, car le propre des héros est de rester présents dans le cœur des meilleurs, c’est-à-dire des plus courageux et des plus généreux.

Jean Mabire.