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René Trintzius Entre deux guerres…

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Les éditions Phébus viennent de rééditer le roman le plus connu de René Trintzius. Deutschland était devenu pratiquement introuvable depuis… 1929, et le fait qu’il fut interdit pendant l’Occupation en dispersa les derniers exemplaires.

Le titre semble indiquer un essai. C’est pourtant une œuvre d’imagination, mais on sent derrière chaque scène le reportage le plus insolite sur la vie outre-Rhin au temps de la république de Weimar. Les Années folles, dans cette Allemagne de la défaite, de l’inversion et de l’américanisme, furent peut-être encore plus folles qu’ailleurs en Europe, tant y régnèrent une démesure mais aussi un sérieux typiquement germaniques.

Ne sommes-nous pas en train de retrouver une Allemagne éternelle en sa modernité, cœur d’une Europe qui se cherche entre la torpeur de l’Ouest et le désordre de l’Est ?

Mais Trintzius n’est pas l’auteur d’un seul livre. Écrivain fort représentatif des années de l’entre-deux-guerres, il publia sept ou huit romans dont aucun n’est indifférent. Le Septième Jour frôla même le Goncourt. Mais son auteur était trop indépendant, trop singulier, trop inclassable et surtout trop provincial pour occuper la place qu’il méritait. Et puis il y avait chez lui une désinvolture alliée à une ironie quelque peu anglo-saxonne.

Il mourut trop jeune, dans une Normandie encore ravagée par la tourmente guerrière, pour donner toute sa mesure, celle d’un homme curieux de tout, du XVIIIe siècle aux sciences occultes. Ce que l’on appelait autrefois « un honnête homme ».

On sait peu de chose de la vie de René Trintzius. Son nom, de prime abord, étonne. Il nous vient des Pays-Bas, avec un ancêtre néerlandais qui émigra à Rouen et y fit souche. Le futur écrivain naît en 1898, fils d’un architecte, directeur des travaux de la capitale Normande. Il fait des études de droit comme il convient en un pays de juristes et on le verra même attaché à un palais de justice où plaida naguère le grand Corneille.

Le journalisme le tente bien davantage que les codes et la jurisprudence. Il choisit d’écrire.

Il est de ces jeunes gens qui ont vingt ans lors de l’armistice de 1918 ; s’il a échappé au conflit, il n’en a pas moins été marqué durant toute son adolescence par cette atmosphère de guerre qui régnait dans les ports de la Basse-Seine, avec le va-et-vient des troupes de tout l’empire britannique.

Pour Rouennais qu’il soit, adorant sa ville, son port, ses quais, sa faune de marins et de filles, il ne va pas donner dans le roman « régionaliste ». Bien au contraire. Il se passionne pour une littérature d’avant-garde, ce qui ne va pas tarder à lui ouvrir les portes de la prestigieuse maison Gallimard.

C’est qu’il a de l’imagination et du style, un style dans le goût de l’époque, un peu tarabiscoté, qui n’est pas sans évoquer Giraudoux, auquel il ressemble intellectuellement et même physiquement.

Il publie son premier livre en 1927. Il va avoir trente ans. Le Soleil du père n’est certes pas autobiographique comme tant d’œuvres de débutant. C’est, raconté à la première personne, l’histoire d’une fille singulière, Marie Vallery, petite experte-comptable, qui joue à un jeu dangereux entre un violoniste et un soldat russe qui la déniaisera. Après des rapports plus qu’ambigus avec sa tante et même avec son père, qui était jusque-là tout pour elle, elle finira dans une « maison » : « Je ne pouvais entrer que là ou au Carmel… Quand on est morte, trop morte pour se tuer, il faut sortir de ce monde par le silence… »

Cette histoire singulière, assez amorale, a pour première qualité d’être superbement écrite.

Il en est de même de La Rose des vents, caricature ironique de la vie provinciale. Sous le nom d’Aigles — qu’il reprendra dans d’autres livres — il évoque « une ville normande et plusieurs villes françaises à la fois » : « Autour de la ville, l’herbe est molle et haute et je m’attendais à ce que les tendres nourritures que produit cette terre grasse eussent modelé à leur image une civilisation un peu voluptueuse, facile et fleurie. »

En cette même année 1928, il publie, avec son ami Amédée Valentin, deux pièces : Philippe le Zélé, qui sera joué au théâtre de l’Œuvre, et Poudre d’or, que va accueillir la Comédie-Française.

Le succès viendra surtout l’année suivante avec Deutschland, sans doute son meilleur livre. Dans le genre désinvolte et sautillant qui est le sien, il donne de l’Allemagne du temps de la grande crise de 1929 le tableau le plus juste qui se puisse imaginer.

C’est la découverte d’un pays d’une modernité délirante, qui ne peut que stupéfier les frileux petits Français, vainqueurs désarçonnés de ces insolites vaincus essayant toutes les folies de l’époque, avant de recourir à un grand destin aventureux qui fera trembler le monde.

Le fils d’un hôtelier de quelque province gauloise part outre-Rhin pour apprendre la langue et le métier. Il découvre des jeunes filles qui ne ressemblent pas à ce qu’il imaginait. Comme elles sont libres (bien loin des quatre K traditionnels : l'église, la cuisine, les enfants et je ne sais quoi d’autre ! [1])

Ingrid et Anna sont des dévergondées dévergondeuses. Mais elles possèdent la plus grande des qualités : une franchise qui contraste avec toutes les idées reçues sur l’étemelle Germanie. Elles incarnent une Allemagne agitée, poétique, émancipée et pourtant suicidaire. Rien ne s’y fait comme ailleurs. Même les Américains n’ont alors rien à lui apprendre, alors que se croisent dans les bars berlinois tant d’étranges personnages : industriels, psychanalystes, homosexuels, prostituées. On a justement remarqué la parenté entre ce roman vieux de plus de soixante ans et le film Cabaret.

Quelle réussite formelle ! Même Paul Morand dans L’Europe galante n’a pas fait mieux. Ni Fellini dans La Dolce vita.

Après une telle réussite, René Trintzius va manquer de peu le prix Goncourt en 1931 avec Le Septième Jour, curieuse satire du nouveau dieu week-end. Fin et commencement évoque l’agonie d’une vallée séquanaise et La Bête écarlate retrace l’itinéraire d’un triste héros.

Parallèlement à ses romans, Trintzius écrit des essais.

C’est un véritable obsédé du XVIIIe siècle. En témoignent La Vie privée de Jean-Jacques Rousseau et un portrait de Jacques Cazotte, l’auteur du Diable amoureux, tenté par l’illuminisme avant d’être décapité sous la Terreur.

Hanté par cette période et marqué par son pays natal, Trintzius se doit de consacrer un livre à l’héroïne nationale de la terre cornélienne : Charlotte Corday. Ce portrait paraît en 1941 : « Ce qu’il y a de mortel et de destructeur en Marat, Karl Marx s’est chargé de le souligner lui-même en désignant L’Ami du peuple comme l’un de ses inspirateurs. À la vérité, Marat est l’ancêtre et le précurseur de ceux qui feront plus tard trébucher le socialisme français dans la plus basse démagogie. […] Au moment où une certaine démagogie démocratique vient d’être clouée au pilori de l’histoire c’est l’heure de rendre à “Marie” Corday l’hommage qui lui est dû. »

Trintzius, dès l’avant-guerre, s’est un peu éloigné de la littérature pour se passionner pour les « sciences » de l’étrange et du mystère. Il écrit ainsi : Je lis dans les astres, Je lis dans les mains et même La magie a-t-elle raison ?

Quand il meurt prématurément, en 1953, à cinquante-cinq ans seulement, la revue Viking exhume alors un article de lui, vieux d’une dizaine d’années, où il s’élevait contre « la centralisation desséchante : « Les Normands devront exalter leur art sous toutes les formes, et par-dessus tout retrouver la familiarité de leur esprit, de leurs coutumes, des sources particulières de leur culture. Il faudra sans doute remonter jusqu’aux sagas qui, mieux que l’Illiade ou l’Odyssée, peuvent chez nous restaurer le culte des héros. »

[1] Et pour cause, ils ne sont que trois : Kinder, Küche, Kirche. (N. D. É.) [Retour]

Jean Mabire.