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Robert Desnos Surréaliste et résistant

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Le 8 juin 1945, le poète Robert Desnos, délivré depuis quelques semaines par l’avance des Alliés, succombait au typhus, dans l’infirmerie du camp de concentration de Térézin, en Bohême-Moravie. Arrêté par les occupants au début de l’année précédente, à la suite de son action dans la Résistance active, il ne devait pas revoir la ville qui l’avait vu naître, ni la femme qu’il aimait.

Cette mort solitaire, presque anonyme, ne fit à l’époque pas grand bruit, tant la fin de la guerre en Europe mobilisait l’enthousiasme des foules. Desnos fut seulement un nom parmi tous ceux partis pour le voyage sans retour. Ses confrères vivants étaient bien trop préoccupés de leur propre gloire pour faire un peu de place à ce garçon qui avait mis sa peau au bout de ses idées et s’était battu — lui, le poète hors du monde et de l’éveil — comme un soldat de l’ombre. Jusqu’à son dernier souffle, il était resté fidèle au personnage qu’il s’était lentement composé tout au long des années d’une paix si fragile : « un libertaire qui pleure et qui rit ».

Que serait le monde s’il n’existait des poètes pour se dresser contre toutes les impostures, avec des regards d’enfant et de martyr ? Sans nul doute, sa mort dans un si total dénuement sauve une œuvre qui fut marquée par une époque aujourd’hui bien révolue. Mais Desnos, qui avait la saine habitude d’aller jusqu’au paroxysme de ses pulsions, était entré en surréalisme comme on entre en religion, avec une foi adolescente en une révolution littéraire qui était rupture avec la société mercantile de son temps.

Deux dates. Irrécusables : 4.VII.1900 et 8.VI.1945. Le mystère est ailleurs. Si l’on sait où se termine cette vie, au camp de Térézin, son urne funéraire — dont la photo a été publiée dans le magazine américain Life — porte comme lieu de naissance : Alençon. Pourtant, tous ses biographes le font naître à Paris, au coin de la rue des Lombards et de la rue Saint-Martin, dans un quartier populaire, où l’on se souvient encore de la toute proche Cour des miracles.

Son père, mandataire aux Halles et rôtisseur de volailles, portait une longue barbe et occupait le siège d’adjoint au maire de son arrondissement. Espérons que ce notable parisien savait au moins prononcer correctement son patronyme provincial : on ne doit pas dire « Dessnoss », mais tout simplement « Dénô », à la normande.

Notre gamin de Paris fréquente l’école communale et le lycée Turgot. Pas très longtemps. À seize ans, il entre comme commis chez un droguiste de la rue Pavée. Ses universités, ce seront les boutiques et les arrière-cours de la capitale d’un pays en guerre. Il habite une chambre de bonne et noue connaissance avec les dames du quartier.

Il écrit des poèmes, comme tout le monde, et réussit à en publier quelques-uns dans des revues d’avant-garde. Il n’a pas vingt ans quand, la paix revenue, il est secrétaire de Jean de Bonnefon et gérant de sa maison d’édition. On ne sait pas grand-chose de son service militaire, sinon qu’il le fait au Maroc. L’important ce sera sa rencontre avec Benjamin Péret, juste avant d’endosser l’uniforme bleu-horizon.

Pierre Berger, biographe de Desnos, évoque bien cet épisode, qui se situe aux belles années du mouvement Dada : « La rencontre de Péret et de Desnos avait eu lieu chez un homme étrange, se disant ancien secrétaire de Huysmans, mais plus sûrement homosexuel notoire et demi-fou. Ce personnage se parfumait abondamment, se fardait comme Pierre Loti et portait des bijoux comme la Folle de Chaillot ; Desnos garda longtemps le souvenir de cet être parfaitement insolite dans son allure comme dans son nom : Georges-Elzéar-Xavier Aubault de la Haulte Chambre du Lemoléon de La Gachève et autres lieux. Tel qu’il était, il illustrait assez bien l’existence des monstres sacrés dont Cocteau préparait déjà la citoyenneté poétique. »

Voici donc Desnos embarqué dans le groupe surréaliste. Tout de suite, il va se révéler un prodigieux médium lors des séances où Breton, imperturbable et pontifiant, accueille ceux qu’il considère davantage comme des disciples que comme des amis. Peu importe au nouveau venu. Il est le champion du sommeil hypnotique et de l’écriture automatique, l’endormi et le voyant tout ensemble. Il a un regard extraordinaire, au-delà et en-dedans, prodigieusement ailleurs. Il devient le grand spécialiste des jeux de mots, maniant les contrepèteries, les à peu-près et les cocasseries. Sa virtuosité éblouit ses compagnons.

« Plus que poli pour être honnête.
Plus que poète pour être honni. »

En 1922, il figure, à l’extrême droite, dans le célèbre tableau de Max Ernst : Au rendez-vous des amis.

Il se classe champion toutes catégories dans le jeu du « cadavre exquis ». Au milieu de ces bourgeois, il est un des rares capables d’exprimer une authentique verve populaire, avant de se faire accuser de lèse-majesté par un Breton qui méprise un peu ce jeune homme obligé de gagner sa vie. Comptable, courtier en publicité, caissier, scénariste et critique de cinéma, il sera même agent de location pour un marchand de biens…

Le voici exclu du groupe surréaliste. Il s’en vengera en 1930 en publiant, avec quelques camarades à qui il est arrivé la même mésaventure, un pamphlet d’une rare insolence contre André Breton : Un cadavre.

Ses activités à la radio et sa liaison avec la belle Youki ne vont pas l’empêcher d’écrire, bien au contraire. Il publie Deuil pour deuil, La liberté ou l’amour, Corps et biens. Prose ou poésie ? De telles distinctions n’ont pas de sens pour un écrivain si doué qui va s’amuser, au temps du Front populaire, à composer un poème par jour pendant un an. De tous les anciens membres du Groupe, il est sans doute le plus intègre, le moins gangrené par la politique et la partisanerie.

Hérésiarque et schismatique d’un surréalisme qu’il estime « tombé dans le domaine public », il vole de ses propres ailes de profanateur résolu. Il s’enivre de lyrisme et de merveilleux, chantant « le cœur du chêne et l’écorce du bouleau », célébrant « la rose de marbre et la rose de fer ». Il le dira un jour : son souci est « de coordonner l’inspiration, le langage et l’imagination », pour atteindre « un langage poétique à la fois populaire et exact… familier et lyrique ». Le voici révolutionnaire et traditionaliste tout ensemble, parfaitement maître d’une formule qui n’est que jaillissement poétique.

Arrive la guerre. Il est mobilisé en 1939, « fait aux pattes » en 1940 et très vite libéré. Le voici à nouveau journaliste. À Paris. Sous l’Occupation. Mais oui. Seulement son journal est le plus insolite et insolent des quotidiens : Aujourd’hui. À sa tête, l’inclassable Henri Jeanson, plus que jamais pacifiste. L’entreprise durera de septembre à décembre 1940. Puis une autre équipe reprendra le titre.

Desnos a rejoint le groupe des Éditions de Minuit. Le voici clandestin. Écrivain, certes. Mais aussi résistant, semblable à tant de camarades « imprimeurs, porteurs de bombes, déboulonneurs de rails, incendiaires, distributeurs de tracts, contrebandiers, porteurs de messages ». Peut-être même davantage : « Au cœur de la ville impassible j’ai vengé mes frères assassinés… Et d’autres que moi veillent comme moi et tuent… » Il est arrêté le 22 février 1944, interné à Fresnes, transféré à Compiègne, déporté à Buchenwald, d’où il rejoindra Térézin.

Par une étrange prémonition, un de ses derniers poèmes entrevoyait son destin :

« Nous partirons en chantant
En chantant vers nos amours
La vie est brève et bref le temps. »

Jean Mabire.