Aller au contenu principal

Roger Martin du Gard Lectures d’été

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Les vacances sont propices à la relecture — ou à la découverte — d’œuvres de longue haleine. Ainsi Les Thibault, qui demeure un des romans essentiels de notre siècle.

Certes, il n’y a pas chez Martin du Gard le souffle nerveux et tragique des meilleurs écrivains de l’entre-deux-guerres, par exemple un Malraux ou un Drieu. Lui, il est de ces hommes qui prennent leur temps, on pourrait même dire « qui s’économisent », pour employer une formule populaire. Tout chez lui est retenu, exact, ressemblant. On a parlé à son propos d’un art photographique. Il est vrai que son style — d’une belle coulée — date un peu et qu’on y trouve un souci du « bien écrire » qui date d’avant la guerre de 1914. Le mérite de Roger Martin du Gard est ailleurs. Il a entrepris de nous raconter une simple et belle histoire et choisit d’évoquer une famille française, certes bourgeoise, mais très représentative de son époque. Il y a chez lui un souci de la singularité nationale, que l’on retrouve surtout dans les tableaux campagnards de Vieille France, livre enraciné s’il en fut.

Voici un écrivain qui manifesta assez de curiosité pour souvent dépasser sa classe sociale et devenir l’observateur minutieux de toute une époque, dont il a su nous restituer les illusions, les élans et les peines. C’était, certes, bien davantage un intellectuel et un sceptique qu’un homme d’action et un enthousiaste ; il a su trouver les mots justes pour peindre un univers qui appartient désormais au passé. Mais ce passé, c’est le nôtre !

Fils d’un père avoué de première instance au tribunal de la Seine et d’une mère elle-même fille d’un agent de change, Roger Martin du Gard naît le 23 mars 1881 à Neuilly-sur-Seine. Le futur écrivain reconnaîtra appartenir à une lignée où l’on ne compte que des gens de robe et aucun homme d’épée.

Sa scolarité à l’école Fénelon puis au lycée Condorcet sera assez désastreuse, hormis en ce qui concerne l’histoire et le français.

Après sa rhétorique et sa philosophie à Janson-de-Sailly, il se présente à la licence ès lettres, où il est recalé, et à l’École des Chartes, où il est reçu. Il y entre en 1899 et y apprend une sorte de rigueur scientifique dont il ne se départira jamais et qui ne va pas sans un manque de flamme. Bon écrivain, il sera sans doute plus artisan qu’artiste. Archiviste-paléographe, jeune époux de la fille d’un avocat, il se passionne pour la psychiatrie et commence à écrire. En 1908, son premier livre porte le nom singulier de Devenir ! (avec un point d’exclamation). C’est le portrait d’un velléitaire où la part d’autobiographie reste sensible et l’intrigue maladroite. On admirera, au passage, le conventionnel des titres qu’il donne aux trois parties de ce roman qui ne dépasse guère l’ébauche : Vouloir !, Réaliser ?, Vivre…

Après un court récit publié à compte d’auteur, puis mis au pilon sur son ordre, il publie, à trente-deux ans, ce qui sera une des œuvres les plus fortes de sa génération : Jean Barois.

Un jeune intellectuel abandonne la foi de son enfance et lance une revue de philosophie positive qui sera mêlée à tous les événements de son temps, à commencer par l’affaire Dreyfus. La quarantaine passée, il rédige un testament où il proclame sa foi dans le déterminisme. Il est tranquillement incroyant. Mais il retrouve sa femme, très pieuse, dont il s’est séparé, et tous deux entourent leur fille qui, malgré une grave maladie, désire se faire religieuse. Alors Barois retourne à la foi de son enfance. Après sa mort, sa femme brûle son vieux testament de libre-penseur.

On voit que Martin du Gard ne craint pas les clichés.

Par contre, le « découpage » du roman est très moderne et semble parfois écrit pour le cinéma.

Le livre suivant sera une farce paysanne, Le Testament du Père Leleu, qui sera jouée au Vieux-Colombier.

Fort lié avec les écrivains qui hantent les coulisses de la Nouvelle Revue française, Martin du Gard semble parti pour une belle carrière, même s’il y a chez lui quelque chose d’un peu terne et un conformisme qui ne tranche guère sur les idées à la mode.

La guerre de 1914-1918, qui fera de lui un maréchal des logis chef, du Train des équipages, sera l’occasion d’une longue réflexion sur une œuvre qui le laisse encore insatisfait.

En 1920, au retour de l’armée, il songe à une grande fresque qui serait ce qu’on nomme aujourd’hui — assez improprement — une « saga » : l’histoire d’une famille pendant le premier quart du siècle.

Les Thibault, voilà un long, très long roman, qui prend le lecteur dès la première page du Cahier gris, où nous découvrons l’enfantine et merveilleuse amitié de Jacques Thibault et de Daniel de Fontanin, qui ont tous deux quatorze ans. Nous allons les suivre dans une double éducation sentimentale, qui fait que ce livre est un des grands « romans de formation » de notre littérature.

L’avant-dernier volume, L’Été 1914, passe très habilement d’une histoire individuelle, intime en quelque sorte, à l’évocation de tout un milieu passionnant : celui des révolutionnaires qui vivent dans la clandestinité à Genève et vont tout tenter pour empêcher une guerre dont ils devinent qu’elle serait un suicide pour l’Europe.

Martin du Gard se révèle très habile pour évoquer ce petit monde de comploteurs, d’illuminés, de vagabonds. Il existe en notre pays trop peu de « romans politiques » pour ne pas placer celui-ci parmi les tout premiers.

L’épilogue nous conduira jusqu’en novembre 1918 et mêlera, avec une belle habileté, la tragédie universelle et la tragédie familiale d’Antoine, le frère aîné de Jacques, médecin, qui agonise lentement, après un bombardement d’obus à l’ypérite.

Ce qui est assez fantastique, c’est le caractère envoûtant de cette histoire — qu’il convient de lire, lentement, volume après volume, d’un même élan. Il y faut sans doute de longs moments de loisirs, une grande disponibilité intellectuelle et la volonté de ne point se laisser distraire par d’autres lectures. Pour véritablement entrer dans l’œuvre capitale que représente Les Thibault, on doit dévorer en quelques jours ces huit volumes, que l’auteur a mis une vingtaine d’années à écrire.

Certes, il continuera, entre chaque tome, à exercer son métier. La Gonfle est une nouvelle farce paysanne, Confidence africaine ou Un taciturne n’ajoutent pas grand-chose à sa gloire, mais Veille France mérite mieux que le mépris où est tenu cette sorte d’album de croquis villageois. Nous allons découvrir nos bonshommes et nos bonnes femmes tout au long de la tournée du facteur Joigneau. Ils habitent un petit bourg nommé Maupeyrou. Une trentaine de scènes donnent une image fort réaliste de la campagne française. On trouve là le regard du « photographe » mais il y a assez d’humour et parfois même de tendresse pour faire passer des scènes où l’auteur a réuni, comme à plaisir, une « collection de figures laides, de cœurs refroidis, cupides et cruels. Un monde indéfendable », écrira-t-il à son ami Schlumberger. Mais ce n’était là, dans son esprit, que la moitié de ses intentions et il méditait une Jeune France, sans cesse remise au lendemain.

Si Les Thibault témoigne d’un souffle indéniable, Martin du Gard est un écrivain aussi lent qu’il est clair. Il n’achèvera jamais Les Souvenirs du colonel de Maumort et mourra dans sa propriété du Tertre, près de Bellême, au cœur du Perche, où il avait choisi de s’enraciner, le 22 août 1958.

Par une vie toute entière consacrée à une œuvre qui devait éveiller tant d’échos chez les adolescents, il avait été fidèle au conseil que donnait le docteur Barois à son fils Jean :

— L’existence toute entière est un combat ; la vie, c’est de la victoire qui dure.

Jean Mabire.