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Roger Stéphane Fasciné par les aventuriers

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Parce que Roger Stéphane a publié en 1950 un assez singulier Portrait de l’aventurier, on en oublierait à quel point ses positions politiques furent presque toujours diamétralement opposées à celles que nous défendons, dans ce combat solitaire et impécunieux qui nous place en dehors d’un monde médiatique tout entier rallié à la puissance de l’argent-roi et à l’idéologie mondialiste.

L’homme qui a mis fin à ses jours le 4 décembre 1994, se voulait assez marginal pour ne pas provoquer la curiosité.

Il est peu d’adversaires qui ne méritent une part d’estime. Certains diront que nous pourrions mieux choisir que celui qui fonda, peu après la guerre, L’Observateur, avec Gilles Martinet et Claude Bourdet. Mais ce brûlot était alors plus révolutionnaire que Le Nouvel Observateur, luxueux catalogue de tous les conformismes d’une société de consommation qui affiche le méprisable culot de se donner en prime bonne conscience.

Roger Stéphane n’appartenait pas totalement au monde haïssable des nouveaux bien-pensants. Il était encore capable de fidélité à ses héros préférés : Lawrence, Malraux, von Salomon, et surtout ce colonel Rossel qui fut un des premiers soldats perdus de l’Histoire, communard mais patriote et socialiste du genre national. Et ce n’est pas rien, en une époque destructrice de notre patrimoine, d’être hanté par le cardinal de Retz, Stendhal ou Saint-Simon !

Si Roger Worms, né le 19 août 1919 à Paris, se fait appeler Stéphane, c’est que ce représentant assez typique de la haute bourgeoisie israélite, fils d’un banquier, tient à garder un pseudonyme hérité de la Résistance.

Journaliste à Match, alors qu’il n’a pas vingt ans et que la guerre menace, il se sent prêt à « vivre dangereusement ». Par curiosité plus que par militantisme sans doute : il éprouve la fascination conjointe du plaisir et du danger.

Affilié au réseau « Combat », il va passer plus de deux ans en prison, se liant d’une amitié jamais démentie avec un autre captif : le docteur Martin, célèbre « cagoulard », alors interné par le gouvernement de Vichy. Évadé par deux fois, il pourrait se faire passer pour un héros. Par un souci assez étrange d’auto-dérision, il avouera qu’il s’était engagé dans cette dangereuse aventure par amour… d’un jeune résistant. Cette sincérité, qui frôle le masochisme, l’amènera à revendiquer son homosexualité à une époque où ce n’était pas encore à la mode.

Le « capitaine Stéphane », lors de l’insurrection de Paris en août 1944, occupe l’Hôtel de Ville. Pour la petite histoire, il faut savoir que les garçons qui se sont emparés, les armes à la main, du bâtiment, appartiennent pour la plupart aux Équipes nationales, mouvement de jeunesse réputé jusque-là fort maréchaliste ; ils ont pour insigne cette croix celtique, qui devait connaître par la suite une fort sulfureuse carrière.

L’officier FFI Stéphane, qui a déjeuné avec Cocteau, s’en va coucher à l’hôtel Ritz, après avoir passé, à l’en croire, six jours et six nuits sans dormir. Les lettres vont vite le passionner plus que les armes. C’est un peu tard dans le siècle, mais il commence par se vouloir gidien, même si l’admiration pour l’auteur de Corydon voisine mal avec un certificat de résistance. Mais Gide, c’est la NRF, c’est Martin du Gard, c’est surtout André Malraux, qui le fascine comme il a fasciné Drieu La Rochelle et quelques autres intellectuels hantés par l’action, la violence et la mort.

D’emblée, Stéphane est non-conformiste. D’abord parce qu’il n’est pas dupe du communisme et ne va pas hésiter à le dire et à l’écrire. Ensuite, dans la foulée, parce qu’il ne croit guère aux masses et pense que ce sont les individus qui font l’histoire.

Qu’on y songe un instant. Il fallait avoir un sacré culot pour publier en 1950 un petit bouquin, Portrait de l’aventurier, choisissant pour héros des personnages aussi peu conformes au nouvel air du temps que Lawrence d’Arabie, le Prussien Ernst von Salomon et un Malraux qui était en train d’effectuer un fuligineux passage de ce qu’on nomme la gauche à ce qu’on nomme la droite.

Ce choix, qui était bien davantage celui du cœur que la raison, ne va pas empêcher Roger Stéphane de se situer souvent dans le camp politique qui récuse le plus violemment les trajectoires de tels aventuriers ! On le voit bien dans l’avant-propos de Jean-Paul Sartre, qui ne rend hommage à l’auteur de cet essai à rebrousse-poil que pour faire remarquer que l’aventurier est le contraire du militant, un militant qui, bien entendu, pour l’auteur de La Nausée, ne peut être que communiste. « Les héros sont les parasites des militants », affirme Sartre. Ces hommes « vivant pour mourir et mourant pour vivre » hérissent un marxiste.

Stéphane n’en a cure, dont les sympathies vont à des activistes fort peu démocrates. Entre Nietzsche et Marx, ceux-ci n’ont certes pas hésité un instant.

C’est d’ailleurs là tout le paradoxe de sa démarche et, partant, tout son intérêt. Il va ainsi faire connaître à une génération de jeunes gens désorientés des figures extraordinaires. Révélatrices sont les soixante-dix pages qu’il consacre à la singulière carrière du colonel communard Louis Rossel fusillé à vingt-sept ans par les Versaillais. Stéphane ne se serait sans doute pas imaginé que ce rebelle allait fort impressionner les officiers dressés contre le pouvoir gaulliste : les plus résolus des partisans de l’OAS ne devaient-ils pas se réclamer de son exemple ?

Le plus curieux de ce petit livre est sans nul doute la sympathie avec laquelle l’ancien résistant Stéphane parle d’Ernst von Salomon, qu’il croit, à tort, avoir été officier de l’armée d’occupation en France.

Sans cet hommage, il est probable que des livres comme Les Réprouvés ou La Ville eussent été à jamais « diabolisés ».

De même, Les Cadets, qui paraîtra en 1953, la même année que Le Questionnaire, cette bombe que l’ancien volontaire du Baltikum fera exploser au nez de l’occupant américain. Stéphane n’hésitera pas à écrire en 1986, dans les colonnes du Monde : « Si d’horribles circonstances contraignent des Européens à s’opposer à je ne sais quels périls, Les réprouvés seront leur bréviaire.

Entre 1950 et cet article à la gloire d’un nationaliste allemand, Stéphane n’a pas perdu son temps. Passons sur l’aventure de France-Observateur, dont il va claquer la porte en 1958, refusant de condamner l’aventurier De Gaulle revenant au pouvoir grâce au coup de force du 13 mai algérois. Ce qui est plus important, ce sont ses ouvrages de critique littéraire, Autour de Montaigne ou La Gloire de Stendhal ; ses livres de souvenirs, Chaque homme est lié au monde, Fin d’une jeunesse, Tout est bien ; ses romans aussi, Les Fausses passions et Une singulière affinité (dont le premier fut édité à la Table Ronde par Roland Laudenbach).

Homme de télévision, il s’enthousiasme pour Le Temps des cathédrales avec Georges Duby ou pour La Révolution française avec François Furet.

Curieux « progressiste » que ce gaulliste de gauche tant attaché à l’exaltation du patrimoine !

Pour tenter non d’approuver mais de comprendre la démarche de ce personnage singulièrement agaçant et parfois odieux, il faut en revenir à son analyse des Réprouvés. Stéphane est bouleversé par cette sorte de complicité liant von Salomon et Ratheneau, que ses camarades Kern et Fischer devaient, avec sa participation, assassiner : « Leurs regards, parfois, une fois surtout, se croisent. Ils ne se haïssent pas. Ils appartiennent à deux mondes distincts, à deux familles d’esprit. Ils ne se méprisent pas. Mais ils sont inconciliables. Ils ne peuvent pas coexister. »

Jean Mabire.