Aller au contenu principal

Roland Dorgelès Régionaliste montmartrois

Retour au sommaire du volume premier des Que lire ?

Nul homme de plume entre les deux guerres, plus que Roland Dorgelès, l’auteur des Croix de bois, n’a fait figure d’écrivain officiel d’une France bourgeoise, orgueilleuse de sa victoire de 1918 et de son empire colonial. Grâce aux sacrifices de la Grande Guerre et à un bon reportage transposé en roman à succès, l’ancien journaliste bohème du Montmartre de la Belle Époque est devenu une figure incontournable des lettres françaises, exemple même de la réussite et du conformisme, même s’il se plaisait à se qualifier « anarchiste chrétien ». Président des Écrivains combattants après la Première Guerre mondiale et président de l’Académie Goncourt après la Seconde, il devait accéder à tous les hommages, y compris, sur la fin de sa vie, à la plaque de grand officier de la Légion d’honneur.

Servi par une belle facilité que ses contemporains prirent parfois pour un grand talent, cet écrivain un peu oublié fut surtout le chantre d’un petit village parisien dont il emporta le souvenir jusqu’au bout du monde. Par ailleurs, un style particulièrement clair et facile le rend toujours lisible.

S’il est un centenaire qui n’a pas fait grand bruit, ce fut en 1985, le 15 juin, celui de Roland Dorgelès. Il fait partie de la cohorte de ceux qui furent trop célèbres entre les deux guerres et le payent aujourd’hui par un oubli parfois injuste.

Totalement Picard, de père, de mère et de naissance, à Amiens, celui qui va devenir Dorgelès et ne s’appelle encore que Lécavelé, ne s’est pourtant jamais senti chez lui sur les bords de la Somme.

Ses parents lui donnent une éducation provinciale et catholique ; elle le marquera toujours, ce qui ne l’empêchera pas d’aimer les plaisirs de la vie et singulièrement ceux de la bohème montmartroise, qu’il fréquente dès sa dix-huitième année, avec un émerveillement un peu naïf dont il ne se départira jamais. Bien plus que ses amis d’alors, Francis Carco, Mac Orlan ou André Salmon, il va devenir l’écrivain de la Butte, le plus « régionaliste » de tous. Il se sentira même en exil quand il ira habiter plus tard les beaux quartiers, près des Champs-Élysées ou de Saint-Sulpice. On peut admirer une telle fidélité, même si elle limite singulièrement son horizon au décor du « Lapin agile », à la guitare de Frédé, aux ailes des moulins, à la place du Tertre, et aux jardins discrets où quelques originaux obstinés cultivent leur vigne miniature pour en tirer une horrible piquette.

Camarade de tous les artistes dits d’avant-garde, à commencer par Picasso, Roland Dorgelès, puisque tel est le nom qu’il s’est choisi, ne se laisse pas embarquer pour autant dans des fantaisies picturales qu’il n’est pas loin de considérer comme des escroqueries. On sait qu’il va attacher un pinceau à la queue d’un âne et lui fera — devant huissier — barbouiller une toile. Intitulée Coucher de soleil sur l’Adriatique, elle sera reçue et admirée au Salon des indépendants. Personne ne remarquera que la signature de Boronali n’est autre que l’anagramme d’Aliboron !

Pour cette farce de rapin, plus démonstrative qu’on ne croit, il sera beaucoup pardonné à Dorgelès, qui ne deviendra pas plus indulgent pour les surréalistes d’après 1918 qu’il ne l’avait été pour les cubistes d’avant 1914.

Dénoncer par l’absurde les hérésies de son temps ne peut nourrir son homme. Aussi ce jeune fantaisiste devient-il journaliste. Il travaille notamment à L’Homme libre de Clemenceau. Il réussit bien dans le métier, mais ne s’en sortira jamais, même s’il se croit aussi homme de théâtre, romancier, critique et pourquoi pas philosophe.

Son plus beau sujet de reportage, il le trouve, au prix de son sang, dans les rangs d’un simple régiment d’infanterie - le 39e de Rouen. Engagé volontaire, il y sert comme caporal mitrailleur, jusqu’à l’automne 1915, où il est muté dans l’aviation.

À trente ans, le Picardo-Montmartrois Lécavelé-Dorgelès vient de connaître l’épreuve suprême : deux blessures et deux palmes sur sa croix de guerre. Il sait que sa jeunesse est morte, comme sont morts tant de ses camarades.

De cette expérience douloureuse, il va tirer la matière d’un livre dont le succès sera considérable. On peut préférer les œuvres de Maurice Genevoix ou d’Henri Barbusse, il n’empêche que Les Croix de bois reste à jamais, dans l’imagerie populaire, le livre de la Grande Guerre.

Dorgelès ne va pas se guérir de ce triomphe. Il récidive plus ou moins avec Le Cabaret de la belle femme et Le Réveil des morts, où l’on retrouve le cadre des tranchées et des cimetières militaires.

Ensuite, son œuvre se divise en deux : des récits de voyages exotiques (Sur la route mandarine, Partir ou La Caravane sans chameaux), et des souvenirs montmartrois (Le Château des brouillards, Quand j’étais montmartrois, Au temps de la Butte ou Le Marquis de la Dèche).

Correspondant de guerre en 1939, il écrit Retour au front, en 1940 ; il aura, au moins, inventé l’expression « la drôle de guerre »…

Après l’armistice, il collabore en zone libre au journal Gringoire, très « révolution nationale », exalte l’Empire français dans Sous le casque blanc en 1941, proclame sa fidélité au maréchal Pétain, mais se détache très vite du régime de Vichy et de sa politique antisémite, en raison surtout des origines juives de sa femme, Hania Routchine. Il refuse de regagner Paris occupé et vit dans le midi ou le sud-ouest.

Nationaliste (il reprochera à Mac Orlan le décor trop international de son œuvre), chantre de la puissance coloniale, anti-boche viscéral, réactionnaire et conservateur, il croit trouver dans le gaullisme un régime à sa convenance.

Dorgelès sera pourtant révolté par l’épuration, surtout quand elle touche ses confrères intellectuels. Aussi le voit-on intervenir en faveur de ses anciens amis, Henri Béraud et José Germain ou signer la demande de grâce de Robert Brasillach.

Son après-guerre se confond avec les insignifiantes péripéties parisiano-littéraires qui marquent chaque Prix Goncourt. Il écrit encore un peu, perd sa femme, se remarie et meurt le 18 mars 1973, à quatre-vingt-huit ans, sans faire beaucoup de bruit.

Jean Mabire.