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Roland Laudenbach L’ennemi des conformismes

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Roland Laudenbach est mort après la longue absence d’une maladie implacable. Il avait publié le dernier livre de Saint-Loup et le premier livre de Gripari. Le hasard d’une disparition à quelques jours d’intervalle les unit à jamais dans notre souvenir. Car, ces trois hommes, si différents fussent-ils, n’en appartenaient pas moins à notre clan, bien plus vaste qu’on ne le croit. Roland Laudenbach ne fut pas seulement un éditeur, qui fit de la Table Ronde, dès 1944, la plus insolente entreprise de ce genre. Ce fut aussi, dans sa jeunesse, un romancier, un scénariste, un auteur dramatique. Éditeur passionné, il témoigna d’un sens de l’amitié et d’un goût du courage que l’on trouve rarement dans la profession. Il n’a jamais craint de se compromettre et fut un « protestant » dans l’âme, défiant tous les conformismes et tous les pouvoirs

À vingt-trois ans, un jeune homme épris de littérature, neveu d’un célèbre comédien qui se fait appeler Pierre Fresnay, décide de fonder une maison d’édition, parce qu’il aime les livres et qu’il aime encore plus les écrivains, ceux du moins qu’il juge dignes d’être ses amis. Car aux autres, il ne ménagera jamais ni son indifférence, ni son mépris, se montrant doué quand il le voudra d’une prodigieuse faculté d’absence qui le faisait disparaître de son bureau comme un personnage de Marcel Aymé.

Aymé sera d’ailleurs parmi les premiers « auteurs-maison » avec Anouilh. Il y aura aussi, rien que pour la lettre A, Achard, Marcel, de l’Académie française. Le catalogue commence bien !

Ce jeune homme qui aime le théâtre a suivi Cocteau quand il lui a proposé pour nom d’une firme qui ne se veut ni une école ni un commerce : La Table Ronde. Voilà qui évoque les chevaliers dont l’époque a grand besoin. Non pour s’engager, comme l’exigent les pontifes de la littérature néo-officielle, mais au contraire pour se dégager de la pesanteur ambiante, avec un sens de l’esquive, de la répartie, de l’insolence, de la désinvolture, bref, tout ce qui n’est pas à la mode en des années de philosophie ténébreuse et d’épuration moralisatrice.

Roland Laudenbach va publier quelques-uns des meilleurs écrivains de son temps, même si, tenus par de draconiens contrats, il ne lui donnent parfois qu’un seul livre. Ainsi Montherlant, Giono, Mauriac, Morand, Maurois, Galtier-Boissière. Et puis arrivent les copains, ceux qui caracolent derrière André Fraigneau et pour qui le bien écrire est le remède à une tristesse que dissimule mal le goût des plaisanteries et parfois des calembours. Ils se nomment Michel Déon, Roger Nimier, Antoine Blondin ou Jacques Laurent.

Parler d’un éditeur, c’est toujours dresser la liste de ses auteurs, d’abord pour montrer qu’il a eu « du nez ». Ce n’est pas rien d’avoir fait confiance à un Alphonse Boudard ou à un Gabriel Matzneff, d’avoir publié le premier Vladimir Volkoff et le premier Schoendoerffer, d’avoir soutenu Dominique de Roux ou assuré le succès d’un Michel de Saint-Pierre.

À ces Français fiers de l’être et désireux de le rester, Roland Laudenbach offrit le voisinage de quelques-uns des grands Européens de notre temps : Malaparte ou Ernst Jünger. Il y avait de quoi ressentir le vertige en franchissant le seuil de cette entreprise du 40 rue du Bac, qui gardait l’allure d’un appartement bourgeois et, hélas, va sans doute le redevenir, en fonction d’événements qui concernent plus l’immobilier que la littérature.

Sous des dehors parfois ondoyants et nonchalants, l’animateur de La Table Ronde était un homme tout d’une pièce quand il s’agissait d’honneur, de fidélité et de courage. Il le montra au moment de ce que l’on nomme « les événements » d’Algérie, en accueillant Philippe Héduy, Jean Brune, Castelbajac, Ysquierdo ou Pierre Sergent. Il fit don à L’Esprit public, ce brûlot du combat perdu, de son talent et de beaucoup de ses auteurs, qu’il engageait, sans en avoir l’air, sur des voies dangereuses.

Il n’avait pas l’esprit de boutique et répondit volontiers, en septembre 1965, à François d’Orcival qui l’interrogeait pour Europe-Action :

« L’édition française est un bon reflet de l’opinion publique française. Elle aime la neutralité que je n’aime pas. Je donne toute mon estime à des éditeurs (comme les éditions de Minuit par exemple), qui savent, à l’occasion, prendre des risques, mais ils sont peu nombreux, comme nous sommes peu nombreux, de notre côté à nous… Les écrivains libres seront toujours les bienvenus ici, même si leurs opinions politiques sont différentes des nôtres. Par écrivains libres, j’entends ceux qui ne sont ni marxistes, ni gaullistes… »

Scénariste et dialoguiste de films — son adaptation d’Une vie de Maupassant témoigne de son talent — il choisit naguère le pseudonyme de Michel Braspart pour publier trois romans : Le Voyage de Jérôme, Le Divertissement et La Mauvaise Carte. On y retrouve cette écriture élégante et un peu froide, pudique en diable, qui reflète les illusions perdues d’un jeune homme meurtri par l’ignominie de son époque. Que l’un de ses héros s’engage dans la Milice, le jour même du Débarquement, pour ne pas être du côté des vainqueurs, évoque assez bien l’aventure de son ami le poète Jean Turlais, qui échappa à l’Épuration pour se faire tuer en Alsace dans les rangs de l’Armée française.

J’y songeais en relisant ce roman publié en 1951, voici quarante ans déjà. On y peut lire : « Que la mort nous révèle la bizarrerie, le mystère des rapports humains, je dis rien d’autre. Un camarade se tait : et nous ne savons plus quel il fut, si nous n’avons pas assez prêté l’oreille à sa voix. Soyons donc plus attentifs. »

C’est à ces lignes de Michel Braspart que je pense quand je me souviens de Roland Laudenbach.

Jean Mabire.