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Sacha Guitry Au royaume de l’esprit

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La collection Omnibus, éditée par Les Presses de la Cité, vient d’avoir l’excellente idée de publier un gros livre de près de douze cents pages regroupant dix-huit pièces de Sacha Guitry, ainsi que son roman Les mémoires d’un tricheur. Voici une initiative qui aura, à n’en pas douter, un franc succès, car cet auteur, qui fut si longtemps à la mode, réussit, ce qui est rarissime en pareil cas, à ne pas se démoder. Étrange triomphe de l’esprit et du mot sur l’érosion du temps. On pouvait naguère trouver ce théâtre bien léger et l’on découvre avec surprise mais aussi avec gratitude, qu’il pèse lourd dans l’histoire de la sensibilité française de la première moitié du XXe siècle. Aujourd’hui, le cinéma a pris le relais du théâtre et nous prouve à chaque reprise que ce Guitry dont l’Académie française n’a pas voulu s’est bien passé de la vieille dame du quai Conti pour devenir tout simplement immortel

La jaquette du livre, de forte toile, est de ce rouge profond, couleur fétiche du rideau des salles de spectacle. Et sur le devant de la scène surgit le visage inoubliable de Sacha Guitry, le feutre sombre incliné sur l’œil gauche, le nez que l’on devine aquilin, la bouche aux lèvres minces, étrangement dépourvues de sensualité et de gourmandise, le visage plâtré de fond de teint au-dessus de la cravate lavallière qui évoque le rapin de la Belle Époque. Cette Belle Époque à laquelle il n’a jamais cessé d’appartenir et qu’il a réussi à prolonger jusqu’à son dernier « mot », sur son lit de mourant : « Ne me regardez pas, ce n’est pas un spectacle ». Pour la première fois, ce 23 juillet 1957, il n’était pas en représentation. La pièce s’achevait.

Elle avait commencé le 21 février 1885, par la naissance à Saint-Pétersbourg, qui se nommera un jour (plus pour longtemps) Léningrad, d’Alexandre, fils de l’acteur Lucien Guitry, en tournée annuelle chez le tsar de toutes les Russies, et de son épouse, Renée Delmas, qui se fait appeler Pont-Jest, comme son père, auteur de romans populaires à soixante-cinq centimes (or), aujourd’hui totalement et justement oublié.

Sa nourrice nomme le bébé Sacha à la mode de son pays.

Fils d’un père qui lui a donné un nom célèbre, il reste à Sacha à se faire un prénom.

Les parents se séparent (le divorce sera une maladie héréditaire de la famille Guitry). L’enfant connaît de nombreuses pensions et s’y révèle cancre archétype. Cela ne l’empêche pas d’écrire sa première pièce à dix-huit ans. Plus de cent autres suivront.

Une longue brouille, suivie d’une éclatante réconciliation avec son père, sera le seul événement de sa vie, avec cinq mariages officiels, dont deux religieux (un catholique et un orthodoxe) et d’innombrables aventures féminines, dont l’énumération a de quoi lasser ses admirateurs.

Sa vie privée et sa vie publique sont étroitement confondues, car il ne cesse jamais de jouer, qu’il soit sur la scène d’un théâtre, au restaurant ou dans son hôtel-musée, hérité de son père.

Acteur, il est aussi auteur dramatique, comme on dit de ceux qui écrivent des comédies et qu’on nomme comédiens ceux qui jouent des drames.

Le décor est presque toujours « un riche salon » et la distribution se limite le plus souvent à ces trois personnages qu’énumère le titre d’une de ses pièces : le mari, la femme, l’amant. La conquête, la possession et la jalousie sont les thèmes sur lesquels il brode à l’infini sans jamais lasser, tant est solide la construction de ses pièces et ingénieux le dialogue.

Ennemi de toute avant-garde, et résolument « boulevardier », il a pour propos de distraire et d’égayer, même et surtout aux dépens des cocus des deux sexes. Car cet humoriste est en réalité un pessimiste profond, pour lequel la vie est fatalement, tôt ou tard, tromperie. Ce théâtre aimable est, plus qu’on ne le croit, celui de l’échec, même quand Sacha évoque Debureau ou Molière, ses maîtres, après son père.

Ce feu d’artifice va illuminer les nuits du Paris qui sort pendant un demi-siècle. Toute la ville se répète les mots de Sacha l’illusionniste : « Pauvres sots qui me reprochez ma façon de dire “moi” — si vous étiez de mes intimes, vous sauriez comment je dis “toi”. » Ou encore : « Elle est partie. Je vais enfin vivre seul. Et déjà je me demande avec qui. »

Il aime par-dessus tout parler de lui-même : « Je suis bien forcé de dire que j’ai du génie pour que d’autres répètent que j’ai du talent. »

Arrive la défaite de juin 1940. Sacha, qui est anglophile et germanophobe, décide pourtant de rentrer à Paris et de continuer à jouer, sans être « collaborateur » au sens idéologique. On le voit beaucoup avec des Allemands. Par nécessité professionnelle, par curiosité et aussi pour avoir l’occasion de rendre service, il rencontre Otto Abetz, Amo Breker, Ernst Jünger et même le maréchal du Reich, Hermann Göring.

Il apprécie le très vichyssois René Benjamin, mais il sauve Tristan Bernard de la déportation. Seulement, il se montre beaucoup, se défend avec trop d’ardeur d’être juif comme le suggère une certaine presse antisémite, finasse avec la censure de l’occupant, fréquente les restaurants de marché noir, publie un livre de grand luxe De Jeanne d’Arc à Philippe Pétain (dont il reçoit une lettre de remerciements, datée du 6 août 1944 !). Il s’est fait beaucoup d’ennemis, même s’il est le dernier à croire qu’il puisse être inquiété.

Il est cueilli chez lui par des « Fifis » en armes, le 23 août 1944, et passera soixante jours en prison, montrant un courage et un calme qui surprennent ceux qui ne le connaissaient pas. Il tirera un livre de cette mésaventure et se rangera du côté des parias, qu’il a alors fréquentés, « même si tous n’étaient pas dignes de leur malheur. »

Au début de l’année 1945, il célèbre ses « cinquante-dix ans » dans une semi-clandestinité, lors d’une fête organisée par un jeune admirateur qui se nomme Alain Decaux.

Son affaire n’est classée qu’en 1947. Le non-lieu prononcé, il lui reste à peine dix ans à vivre. Il multiplie les films et célèbre Louis XIV et Napoléon.

Il aura été fidèle à un de ses meilleurs mots : « Sois de ton temps, jeune homme — car on n’est pas de tous les temps, si l’on n’a pas été d’abord de son époque. »

Jean Mabire.