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Selma Lagerlöf Neiges et flammes du rêve suédois

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Le temps de Noël est propice à une relecture de Selma Lagerlöf, disparue au début de cette Seconde Guerre mondiale, qui devait épargner sa patrie, mais n’en a pas moins contribué à bouleverser les mentalités et les coutumes d’une Suède que l’on pouvait alors croire immuable en son identité profonde.

L’univers sentimental de cette romancière, qui fut la première femme à recevoir le prix Nobel de littérature en 1909, nous est apparu parfois fort éloigné dans l’espace, prisonnier de quelque Septentrion encore mythique. Il semble aujourd’hui tout aussi décalé dans le temps, dans la mesure où il évoque des sentiments de simplicité et de sincérité, plus guère appréciés aujourd’hui.

Si elle est parvenue à l’universel, tout en restant enracinée dans son pays natal avec une rare obstination, la démarche de cette extraordinaire conteuse semble désormais insolite, presque scandaleuse. Comment pouvait-on être tellement attachée à sa province värmlandaise et à sa nationalité suédoise, avec la tranquille assurance des cœurs purs ?

Ce qui est devenu singularité presque incongrue, en une époque de négation de tout particularisme, constituait, bien au contraire, il y a un siècle, l’affirmation la plus haute du génie européen, en un continent dont l’unité se nourrissait d’abord de sa diversité.

Cette œuvre, aujourd’hui classique, reste d’une belle richesse. Ce n’est pas rien d’avoir découvert, avec les yeux du jeune Nils Holgersson, un merveilleux paysage suédois, qui n’est pas un décor, mais une âme.

Des deux douzaines de provinces suédoises, dont l’union reste symbolisée par la gerbe de Vasa, ce véritable arbre de vie de la nation et de sa dynastie, celle du Värmland, à l’ouest du pays sur la frontière norvégienne, conserve jalousement sa personnalité. Chacun y reste attaché à sa terre et à sa lignée, féru de légendes et de généalogie.

Il apparaît somme toute normal que Selma Lagerlöf, qui vit le jour, le 20 novembre 1858, à Morbacka, sur le domaine familial, soit morte dans sa maison natale, le 16 mars 1940, largement octogénaire. Sa vie de célibataire, consacrée à la littérature, fut résolument provinciale, avec une prédilection pour son terroir d’origine et celui, plus nordique encore, de la Dalécarlie, véritable « cœur de la Suède », d’une Suède qui tient à garder ses distances avec Stockholm et son agitation.

Fille d’un officier subalterne en retraite, le lieutenant Lagerlöf, devenu agriculteur, elle connaît une enfance paisible : « Le soir, autour de la lampe, on lisait les poètes. On cultivait le blé, mais aussi le jasmin. On filait du lin, mais pendant ce temps, on chantait des chansons populaires. On étudiait l’histoire et la grammaire, mais on jouait la comédie et on apprenait des vers. On faisait la cuisine, mais on jouait du clavecin, de la guitare, du violon et du piano. On portait des vêtements faits à la maison, mais aussi on vivait tranquille et insouciant. »

Cependant, la gêne, si ce n’est la misère, rôde. La propriété ancestrale de Morbacka doit être vendue à la mort de son père. Selma, qui souffre d’une légère claudication, dont elle ne guérira jamais complètement, doit gagner sa vie. Elle devient institutrice et exerce à Landskrona, sur la côte occidentale de la Scanie, en bordure du Sund qui sépare la Suède du Danemark, sorte de pays intermédiaire — et disputé tout au long de l’histoire — entre les deux royaumes.

L’enseignement ne suffit pas à son besoin de rêve et d’action. Elle écrit, sans cacher qu’elle puise son inspiration dans les récits et les légendes de son Värmland, transposés avec une imagination fouettée par le souvenir des contes populaires entendus dans son enfance rurale.

Elle a déjà trente-trois ans quand elle publie son premier roman, qui est aussi son chef-d’œuvre. Il sera un jour traduit en une quarantaine de langues, lui vaudra le prix Nobel de littérature en 1909 et sera porté au cinéma en 1924 avec, pour interprète, une jeune actrice suédoise du nom de Greta Garbo. Elle va pouvoir racheter Morbacka !

C’est un gros pavé de près d’un demi-millier de pages — et en petits caractères encore : les soirées sont longues aux approches du solstice d’hiver en Scandinavie.

Le livre tourne autour du personnage principal, un pasteur révoqué pour ivrognerie, Gösta Berling, « jeune, grand, élancé et d’une beauté rayonnante. Taillé en marbre, un casque sur la tête, un bouclier au bras, il aurait pu figurer le plus beau des Athéniens. Le pasteur avait les yeux profonds d’un poète et le menton rond et ferme d’un homme de guerre ; tout en lui était beau, affiné, expressif, embrasé d’esprit et de vie intérieure ».

Recueilli par une vieille aristocrate à poigne que l’on nomme « la Commandante », il va partager la vie des douze cavaliers du domaine d’Ekeby, dont le rôle est de « maintenir vivante la flamme de la joie dans le Värmland ».

Ces officiers retraités et ces gentilshommes ruinés, malgré les blessures de la guerre et les ravages du temps, restent éternellement jeunes. Intrépides et insouciants, ils sont « cavaliers du matin au soir », formant une sorte de confrérie paillarde dont le plus jeune, Gösta Berling, vient à peine d’atteindre la trentaine et possède encore « toute la force du corps et de l’âme ». C’est « le cavalier des cavaliers, à lui seul plus orateur, chanteur, musicien, chasseur, buveur et joueur que tous les autres ». Séducteur, aussi.

On songe à quelque « Nez-de-Cuir  »qui ne serait pas Normand, mais Suédois. Ils vivent d’ailleurs à la même époque, ce début de XIXe siècle, qui garde la nostalgie des âges tumultueux.

Cette splendide histoire se déroule dans un rude paysage que hantent les aigles et les loups. On est stupéfait de découvrir une aventure d’une telle force virile — et même brutale — sous la plume d’une jeune femme (et sans doute d’une « vraie jeune fille »).

Gösta Berling incarne la forte figure, fréquente dans le monde des sagas, du « héros maudit », semant autour de lui désordre et désespoir. Mais quelle barbare vitalité, où subsiste encore, chez cet homme de sang et de plaisir, l’empreinte d’un ancien homme d’Église ! C’est un personnage qu’eut aimé Barbey d’Aurevilly, à la fois diabolique et divin. Inoubliable dans sa vitalité et sa détresse. Dans ce gros bouquin, nourri de cent disgressions fulgurantes, le romantisme côtoie le fantastique.

Après un tel succès, Selma Lagerlöf va occuper sans conteste la place de premier écrivain de son pays, multipliant les nouvelles, les récits de voyage, les contes, les romans, les mémoires.

Tous ses livres sont nourris de réminiscences « folkloriques », dans le sens le plus noble. Ainsi Jérusalem, dont les deux épisodes, En Dalécarlie puis En Terre sainte, évoquent les pérégrinations d’une insolite secte protestante suédoise à la recherche du Seigneur et de son soleil de gloire. Le public français a découvert, entre les deux guerres, ses meilleurs livres : Les Écus de Messire Arne, Le Charretier de la mort, L’Anneau des Lowensköld, Anna Swärd… Mais le plus connu reste sans nul doute Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède.

Un petit garnement, transformé en « troll », découvre son pays du haut du ciel emmené par un vol d’oies sauvages. Ce qui devait être un ouvrage de commande, destiné à l’éducation des enfants suédois des écoles primaires, devient le plus fantastique hymne, joyeux et salubre, à la gloire d’un pays à nul autre pareil.

La traduction française en avait été naguère amputée d’un bon tiers. Elle est désormais publiée intégralement. Heureux pays qui a trouvé, pour le chanter, un écrivain d’un tel talent et d’une telle ferveur ; d’un tel humour aussi, sans lequel il n’est pas de sain patriotisme !

Jean Mabire.