Aller au contenu principal

Sévérine Pour l’amour du peuple

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Est-elle oubliée cette femme dont toute la vie ne fut que combat et qui collectionna les ennemis tout autant sur sa gauche que sur sa droite ? Beaucoup d’ennemis, beaucoup d’honneur, affirme le dicton germanique…

Son parcours apparaît singulièrement « en dents de scie » à qui ne veut pas comprendre que ses idées devaient la conduire à écrire dans des journaux dont elle ne partageait pas toutes les opinions.

Cette même attitude de liberté absolue la mena à côtoyer des hommes dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils n’appartenaient pas au même bord politique. Mais ils étaient tous animés par une même réaction de rejet contre la société marchande, le système parlementaire corrompu, l’injustice sociale.

Ce serait ne rien comprendre au choc des idées à la fin du XIXe siècle et au début du XXe que de trouver quelque incohérence dans la démarche d’une fille, véritablement hantée par l’amour de son peuple jusqu’à lui sacrifier toute sa vie d’écrivain et de journaliste. Aussi fut-elle, sans contradiction intime, secrétaire du communard Vallès, au Cri du peuple, partisane du général Boulanger, collaboratrice de l’antisémite Drumont à La Libre Parole, défenderesse du capitaine Dreyfus, féministe à la Belle Époque, pacifiste pendant la Grande Guerre, et socialiste bien sûr. Parmi les premières à rejoindre le jeune Parti communiste, elle fut aussi une des premières à en être exclue.

Curieusement, c’est à Déroulède qu’elle se comparait parfois ; la revanche à laquelle elle consacra sa vie entière était celle des travailleurs sur les affairistes et les politiciens.

« Je ne fais et ne ferai jamais partie d’aucun groupe, ni d’aucune organisation. J’ai trop l’amour de mon indépendance pour l’engager en quoi que ce soit et envers qui que ce soit. » Telle sera la « profession de foi » d’une jeune journaliste qui ne cessera de se réclamer d’une absolue liberté, quel que puisse être l’organe de presse auquel elle collabore : « J’ai trop horreur des théories et des théoriciens, des doctrines et des doctrinaires, des catéchismes d’école et des grammaires de sectes… » Attitude exemplaire que celle de Caroline Rémy, née le 27 avril 1855 à Paris, dans le quartier des grands boulevards. Son père, originaire de Robert-Espagne, près de Vaucouleurs, en Lorraine, est fonctionnaire à la préfecture de police, où il est chargé de la surveillance des enfants placés en nourrice. Avec son épouse, Parisienne de souche, il mène une vie de petit-bourgeois, très imbu d’autorité et de conformisme.

Leur fille, surnommée tout simplement Line, a une quinzaine d’années au moment du siège de Paris et de la Commune, dont les excès ne peuvent que révolter ses parents. Que diraient-ils s’ils pouvaient imaginer que leur enfant deviendrait un jour secrétaire de Jules Vallès, l’auteur de L’Insurgé ?

Auparavant, elle a été mariée à dix-sept ans, se souvient de sa nuit de noces comme d’un horrible viol, et a donné le jour à un garçon, avant de quitter son mari, Henri Montrobert, et de se réfugier chez ses parents. Entrée comme lectrice au service d’une veuve originaire de Neuchâtel, Mme Guebhardt, elle tombe amoureuse de son fils Adrien et accouche quasi clandestinement de son second garçon, à Bruxelles.

C’est en Belgique qu’elle rencontre le communard Vallès, alors exilé. Il décide de lui apprendre le métier de journaliste et de faire de Line son secrétaire (et non sa secrétaire, la nuance est d’importance). Le 17 octobre 1883, après l’amnistie, paraît le premier numéro du Cri du peuple, dont cette jeune femme de vingt-huit ans est la marraine et bientôt la patronne. Elle signe d’abord Séverin, puis Séverine, ses « Notes d’une parisienne ». Certes, elle s’enthousiasme pour le drapeau rouge, pèlerine au mur des Fédérés, fredonne Le Temps des cerises, mais elle reste totalement rebelle au dogmatisme marxiste, incarné dans l’équipe du journal par Jules Guesde, qui la poursuivra toute sa vie d’une haine tenace.

Séverine, elle, n’est pas disciple de Karl Marx ; elle est seulement pour le peuple qui travaille, contre tous ses exploiteurs.

Après la mort de Vallès, elle accorde un entretien à un journaliste de L’Écho de Paris, journal classé fort à droite, Georges de Labruyère. Il deviendra son amant et elle lui restera fidèle jusqu’à sa mort.

Elle désire que Le Cri reste une tribune libre : « Tribune libre ! Ouvrez les portes, ouvrez les fenêtres, que le vent de la Révolution entre par toutes les baies de cette maison qui est à tous, qu’il disperse de son haleine puissante les petites querelles d’école, les grandes rivalités de sectes ! Le Cri n’est pas une grande sacristie vouée à un culte unique ; il n’y a pas chez nous de religion d’État. » La majorité de la rédaction ne va pas tarder à l’excommunier pour crime de « lèse-marxisme ».

Elle se retrouve alors avec les « Blanquistes », ces ouvriéristes intransigeants, dans la vaste mouvance rassemblée par le général Boulanger. « Le boulangisme », c’est le dégoût non pas de la République, grand Dieu ! mais de « votre » République ; ce régime bâtard, sans cœur et sans entrailles qui, en dix-sept ans, n’a rien fait pour les pauvres, rien pour le peuple à qui il doit tout ! » Elle dénonce l’incroyable campagne de calomnie et d’exclusion dont est victime Boulanger de la part du gouvernement et des parlementaires « républicains ». « Non mais ! les voyez-vous, ces gens qui, sous prétexte qu’un homme captive trop l’opinion publique, trouvent moyen, dans notre France généreuse, d’ajouter à son prestige l’auréole de la persécution ! »

C’est elle qui imagine le nom que va prendre le journal du parti : La Cocarde. C’est elle encore qui trouve le symbole du mouvement boulangiste : l’œillet rouge.

Devenue journaliste professionnelle, elle collabore au Gaulois comme au Gil Blas, journaux conservateurs s’il en est. Mais elle garde son franc-parler : « Ce que je vais faire maintenant, c’est l’école buissonnière de la Révolution. J’irai de droite ou de gauche, suivant les hasard de la vie ; défendant toujours les idées qui me sont chères, mais les défendant seule, sans autre responsabilité que celle qu’aura paraphée mon nom… »

Elle refusera de s’associer à la campagne contre les attentats anarchistes, tout en collaborant à La Libre Parole, d’Édouard Drumont, dont les bureaux se trouvent en dessous de son appartement, au 14 boulevard Montparnasse. Elle n’est pourtant pas antisémite, mais apprécie beaucoup l’auteur de La France juive, qu’elle rencontre dans son escalier : elle partage son antiparlementarisme et son anticapitalisme.

Liée d’amitié avec Gyp — la comtesse de Martel — elle collabore à des journaux que l’on dirait aujourd’hui de droite et même d’extrême droite. C’est dans l’espoir de convertir leurs lecteurs à sa vision du socialisme : « L’idée n’avance pas d’un iota si l’on ne prêche que des convaincus, si l’on ne fait que refléter l’opinion des lecteurs », dit-elle. Saine conception du militantisme journalistique !

Lors de l’Affaire, Séverine mène dans La Fronde, un journal féministe, une campagne dreyfusarde acharnée et soutient Zola [1]. Elle refuse de cautionner, en 1914, la première grande guerre civile européenne, approuve Romain Rolland, défend Joseph Caillaux — le seul homme politique lucide de cette époque de folie belliciste — s’enthousiasme pour la Russie des Soviets.

« Grand-mère de la Révolution », elle rejoint les communistes après le congrès de Tours, mais elle est exclue du parti au début de l’année 1923, sur l’ordre de Moscou.

Celle que ses ennemis traitent de « chienne rouge » et de « pétroleuse » meurt à Pierrefonds dans la solitude et la pauvreté, le 23 avril 1929. On découvrira dans les papiers de cette révolutionnaire populiste les traces d’une longue correspondance avec des « ennemis de classe » comme Paul Bourget, Anatole France, Maurice Barrés, Henri Béraud ou même Léon Daudet. Sans rien renier de ses idées, elle n’avait cessé d’accepter tous les dialogues et toutes les amitiés. Quel exemple !

[1] Rien n’est simple : un demi-siècle plus tard, certains de ses compagnons de combat dreyfusards auront parfois des destinées étranges : Urbain Gohier écrira dans Au pilori pendant l’Occupation et Jean Ajalbert sera le premier inscrit par ordre alphabétique sur la liste des écrivains indésirables lors de l’Épuration. [Retour]

Jean Mabire.