Aller au contenu principal

Tarjei Vesaas Dans le grand vent du Nord

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Serait-il si difficile d’appréhender plus d’un écrivain par pays « étranger » ? Pour la Norvège, il semble parfois que le grand, très grand nom de Knut Hamsun éclipse tous les autres. Ce serait pourtant dommage de ne point connaître celui de Tarjei Vesaas (prononcer Vésoss), un des plus singuliers auteurs scandinaves de notre siècle. Un tel talent est si original qu’il prouve, comme par l’absurde, à quel point notre immense continent sentimental est à la fois un et multiple. Comme beaucoup d’écrivains de l’extrême Nord comme de l’extrême Sud, celui-ci possède de solides racines paysannes. Il semble parfois l’émanation même de sa terre et de son peuple, mais celle-ci est totalement transfigurée par la présence continuelle d’un rêve qui reconstruit complètement la banale réalité quotidienne.

On chercherait vainement chez lui quelque vision héroïque qui témoignerait de la persistance de l’épopée des Vikings. Et pourtant, toute son œuvre, parfois si intimiste, est parcourue du grand souffle de la violence, du courage et de la peur.

Ce fils de paysans, paysan lui-même, exprime avec une force retenue et pudique tous les tourments d’un environnement sauvage, fortement marqué par l’empreinte ineffaçable des temps barbares et merveilleux. Nul fossé entre la belle nature plantureuse et un surnaturel chargé de mystères et de conflits. De cette peinture tourmentée jaillit un grand hymne à la Création qui n’en est pas la moindre singularité.

De toutes les provinces de Norvège, c’est sans doute celle du Telemark qui est la plus représentative de la culture originale de ce vieux royaume. Près de la bourgade de Vinje, va naître, le 10 août 1897, à la ferme Vesaas, Tarjei, le fils aîné d’Olav Vesaas et de son épouse, Signe. Trois autres enfants suivront.

Le jeune garçon est éduqué par ses parents paysans et ira pour la première fois à l’école à l’âge de vingt ans. Ce sera pour suivre, dans la ville de Voss, les cours de la « Folkhøyskole », la haute école populaire. On ne connaît pas assez, en dehors du monde nordique, le rôle capital de cette forme d’éducation, destinée aux adultes et imaginée au siècle dernier par l’évêque danois Nicolas Grundtvig. Toute une aristocratie populaire et nationaliste est sortie de ces établissements, dont le rôle reste exemplaire.

Son père lui a appris à faire valoir la terre. Sa mère lui a enseigné à lire et à écrire la langue de son peuple, la haute école populaire va lui ouvrir les yeux sur le monde.

Dès 1923, Tarjei publie son premier récit. Ce ne sera qu’à la troisième tentative qu’il va obtenir une bourse lui permettant d’abandonner, de temps à autre, son exploitation familiale pour quelques séjours à l’étranger.

Le premier grand livre de ce paysan du Telemark, Les Chevaux noirs, semble le classer comme écrivain naturaliste. Le temps passant, il se révélera aussi symboliste, avant de s’affirmer, tranquillement, lui-même. Il se lance dans un grand, lent et long roman à la Scandinave — les veillées sont interminables en hiver et il existe une vieille tradition de lecture chez ces peuples du Nord.

Cette tétralogie évoque par le menu les années de formation de son héros et sa découverte de la rêverie comme de la réalité.

Vesaas publie en 1933 un de ses meilleurs livres L’Arbre de santal (Sandeltreet) ; l’histoire de cet étrange voyage d’un enfant à naître est d’une singulière puissance. Le personnage de la future mère apparaît particulièrement impressionnant et rejoint ces figures de fortes créatures que l’on trouve si souvent dans les vieilles sagas.

Tarjei Vesaas se marie en 1934, avec une femme également écrivain, Halldis Moren. Le couple s’installe sur la ferme de Motbø, toujours dans le Telemark, et se partage entre l’agriculture, l’éducation des enfants et la littérature. Vesaas écrit alors une œuvre encore inédite en français Det store spelet (Le Grand Jeu), où l’on retrouve cette exaltation de la terre et de la vie qui demeure le centre de son œuvre.

En 1940, alors que son pays est plongé dans la guerre, il publie un de ses plus grands livres Kimen (Le Germe. Ce drame rural est une histoire de meurtre et de vengeance qui, après un double assassinat, se termine par un appel à la tolérance et à la réconciliation. Certains ont voulu y voir une évocation allégorique des tragédies de l’Europe occupée, qui furent souvent le prélude à une impitoyable guerre civile.

Vesaas semble se tenir à l’écart du conflit. Dans la solitude de sa ferme, il compose cependant un grand roman sur l’Occupation : Huset i mørkret (La Maison dans l’obscurité). Même si ce récit ne paraîtra qu’au lendemain de la guerre, il évitera toute allusion directe à l’actualité et se bornera à une évocation toute symbolique de la période la plus dramatique de l’histoire de la Norvège contemporaine.

Désormais, Vesaas, qui entre dans sa cinquantième année, multiplie les romans, les nouvelles, les pièces de théâtre, les émissions de radio et même les recueils de poèmes. On commence à déceler chez lui une volonté moralisatrice et prédicante, qui n’est pas le meilleur de son œuvre.

Heureusement, ses qualités de style et de rythme s’affirment. À soixante ans, il publie son plus beau livre : Fulgane (Les Oiseaux) qui sera traduit en français, une trentaine d’années plus tard. On y découvre la richesse et la lumière du monde à travers le regard d’un « simple » qui a gardé toute la fraîcheur d’une âme enfantine.

Is slottet (Palais de glace) reprend la part essentielle de la vision du monde de Vesaas. Le grand connaisseur de la littérature scandinave d’autrefois et d’aujourd’hui qu’est Régis Boyer estime que l’auteur a, dans ce livre, « aboli la dérisoire ligne de démarcation entre vie et mort, solitude et présence ».

Au fur et à mesure qu’il avance en âge, Vesaas approfondit son interrogation passionnée sur tous les mystères de la création. Il affirme son talent dans de courtes nouvelles, dont certaines ont été recueillies dans Le Vent du nord (Vindanë).

Sur la fin de sa vie, robuste paysan qui a engrangé, patiemment et durement, une belle moisson d’images et de bouquins, il regarde en arrière. Son dernier texte en prose Båten om kvleden (Le bateau, le soir) témoigne de ce regard norvégien, si particulier, à la fois audacieux et pudique, violent et mesuré, sage et fou tout ensemble.

L’écrivain-paysan du Telemark meurt chez lui, le 15 mars 1970.

De tous nos compatriotes, c’est bien Régis Boyer qui devait donner l’analyse la plus pertinente de sa vie et de son œuvre :

« Il a vécu intensément au fond de sa Norvège la tragédie sinistre de notre temps. Ses racines immémoriales ont voulu que les cendres de la mort omniprésente en ce siècle fou ne parviennent tout de même pas à étouffer l’ardeur de vie qui l’habitait. Il a certainement désespéré de parvenir à l’exalter comme il l’aurait voulu, comme il le sentait, quand il se risquait parmi les forts, les grands, les intelligents. Il n’a pas renoncé pour autant : il a trouvé chez les faibles, les petits, les “simples” et aussi dans le cri angoissé de l’oiseau au crépuscule, dans l’inexprimable splendeur de la cascade roidie par l’implacable hiver, dans la flamme aveugle et fulgurante qui transfigure la forêt incendiée le secret du grand jeu fatidique dont nous sommes acteurs à demi conscients, spectateurs interdits et fascinés, mais partie prenante tout de même. »

Tarjei Vesaas est un auteur parfois difficile. Ce n’en est pas moins un auteur essentiel.

Jean Mabire.