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Theodor Storm Grand témoin d’un pays taciturne

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Dans un gros ouvrage consacré au cheval dans la littérature, la collection Omnibus vient de publier le roman de Theodor Storm : Der Schimmelreiter, qui peut se traduire par L’Homme au cheval blanc Ce récit, qui appartient tout autant à la littérature enracinée qu’à l’univers fantastique, est le dernier livre, publié en 1888, par ce grand écrivain allemand, peu de temps avant sa mort.

Si Storm est un auteur typique du XIXe siècle, ce Frison de Husum, dans le Schleswig-Holstein, n’en fut pas moins le grand précurseur de toute une littérature germanique et même européenne consacrée à la célébration des réalités du sang et du sol (ce que les critiques allemands nommaient « Blubo » par contraction des deux termes de « Blut und Boden »). C’est là un genre littéraire qui dépasse de beaucoup des circonstances politiques qui, après l’avoir trop célébré, tendent aujourd’hui à totalement le discréditer. Ce style de roman, tout à la fois romantique et réaliste, profondément provincial et même paysan, atteint pourtant à l’universel par sa peinture vigoureuse et ses héros énergiques. Profondément marqué par les paysages, les coutumes, les légendes et les personnages qu’il avait connus dans son enfance, Theodor Storm se voulut le grand poète lyrique de l’Allemagne septentrionale et sa langue fait de nombreux emprunts au dialecte de son pays natal.

Il reste une sorte de prophète d’un Nord idéal, travailleur et taciturne, profondément familial et religieux.

Peu de poètes ont célébré avec autant d’enthousiasme et de précision leur ville natale que Theodor Storm. Son œuvre la plus connue n’est-elle pas ce témoignage de reconnaissance filial qui débute par ce vers : « Ville grise au bord de la mer grise » ? Tous les écoliers allemands, surtout de l’Allemagne du Nord, le connaissent encore par cœur.

La petite ville, c’est Husum, sur la cote occidentale du Schleswig-Holstein, alors sous domination danoise, dans un plat pays de marais, de digues et de polders difficilement conquis sur une mer coléreuse.

Ce pays des « Hallingen », ces îlots minuscules où une grosse ferme au toit de chaume et quelques bovins vivent « au péril des flots », sous l’autorité d’un véritable seigneur paysan, « maître sur sa terre », ce pays, où se confondent, dans un même horizon brumeux, écumes et nuages, est celui des Frisons.

Curieux peuple s’il en est, dans notre monde du nord-ouest européen, que ces Frisons. Ils se répartissent entre trois États : les Pays-Bas, l’Allemagne et le Danemark. Insulaires ou continentaux, ils représentent une sorte d’accident de l’histoire, celui d’un même peuple divisé en trois tronçons depuis des temps immémoriaux et ayant quand même réussi à conserver leur langue, leurs légendes, leurs traditions.

Un des plus grands écrivains frisons, même s’il s’exprime en langue allemande fortement enrichie d’expressions dialectales, est Theodor Woldsen Storm. Il est donc né à Husum, la ville grise au bord de la mer grise, le 14 septembre 1817, fils d’un homme de loi. Cet avocat, qui se targuait d’une origine aristocratique, n’en était pas moins très proche des classes populaires : paysans, pêcheurs, petits boutiquiers, « gens des douze métiers et des treize misères », comme il est dit chez les « Cotais » d’un autre pays septentrional.

Toute la frange maritime de la province du Schleswig vit au grand rythme des marées. Parfois, le vent d’ouest, soufflant en rafales furieuses, vient bouleverser le séculaire travail des habitants d’un pays particulièrement menacé. C’est alors la rupture des digues, les inondations, la fuite des bêtes et des gens devant le flot qui enfle et emporte tout dans une vision de fin du monde.

C’est ainsi que fut submergée l’Atlantide, que certains n’hésitent pas à placer sur l'îlot de Heligoland, un des hauts-lieux de la tradition germanique.

Le jeune Theodor n’a que huit ans lorsqu’un terrible raz-de-marée vient frapper à jamais son imagination enfantine. On en retrouvera la trace jusque dans ce livre qui est, précisément, le Schimmelreiter (L’Homme au cheval blanc).

Si importante que soit la bourgade de Husum dans l’éveil de sa sensibilité, le futur poète doit pourtant quitter sa maison natale pour aller étudier à Lübeck, ville hanséatique et frère de l’être. De là, il partira pour Kiel, puis pour Berlin. Il publie alors, dans la capitale prussienne, ses premiers poèmes, avant de venir, à vingt-six ans, s’installer comme avocat dans sa ville natale. Il fonde une chorale, épouse sa cousine Constance Woldsen, tout en nourrissant une inoubliable passion pour « la petite Do », une amie de sa sœur.

En 1848, lors du » printemps des peuples », qui voit des soulèvements nationalistes et sociaux éclater dans toute l’Europe, le Schleswig-Holstein se révolte contre la couronne du Danemark. La répression est sévère. Comme tant d’autres de ses compatriotes, Storm en est victime. Copenhague lui interdit la profession d’avocat. Il choisit alors d’émigrer en Prusse et se réfugie à Postdam ; puis à Heiligenstadt, en Thuringe.

En 1852, il publie son premier roman : Immensee. C’est une longue nouvelle qui apparaît encore aujourd’hui comme un petit chef-d’œuvre de réalisme poétique : la vie sépare un jeune étudiant et une jeune fille au moment même où ils s’aperçoivent que leur amitié d’enfance est en train de se transformer en amour. Sous l’influence de sa mère, elle en épouse un autre. Quand ils se revoient, bien longtemps après, leur passion renaît, mais ils y renoncent.

Storm, qui écrit de nombreuses nouvelles dont les Contes du tonneau, regagne Husum en 1864, après la guerre austro-prusso-danoise. Il y exerce les fonctions de juge, ce qui lui laisse quelque loisir pour la littérature.

En témoignent Aquis submersus, Viola tricolor ou Renate. La plupart de ses romans et nouvelles sont historiques, folkloriques même. Ils restituent quelques-uns des événements vécus par les familles de son pays. Qu’ils soient nobles, bourgeois ou prédicants, tous ses personnages ont en commun un même caractère : intransigeant, rude, taciturne. Storm les peint souvent en clair-obscur, comme le faisaient les grands peintres flamands ou hollandais dont il se sent si proche.

Grand amateur de chroniques et d’almanachs, le narrateur parvient à recréer tout un monde, celui des gens qui ont fait son pays, semblable à nul autre sous le regard du Créateur.

À sa retraite de magistrat, en 1880, Theodor Storm quitte le Schleswig pour le Holstein, où il mourra à Hademarschen, le 4 juillet 1888.

L’année même de sa mort, ce vieil écrivain, largement septuagénaire, a composé un récit d’une superbe jeunesse : L’Homme au cheval blanc.

C’est l’histoire du paysan Hauk Haien qui s’élève de la condition de domestique à celle d’intendant des digues, par son seul travail. Il veut réaliser son chef-d’œuvre et conquérir sur la mer un nouveau polder. Mais une terrible tempête emporte son ouvrage, sa femme, leur fille. Lui-même disparaît dans les flots. Son cheval blanc, un animal insolite et redouté, va revenir hanter le pays par les nuits les plus effrayantes de la mauvaise saison.

Cette lutte d’un solitaire face à un destin implacable apparaît d’une force singulière. Malgré tous les défis des hommes hostiles et des vents contraires, le cavalier ne plie jamais. Il accomplit jusqu’au bout ce qu’il croit être son devoir et son orgueil. Il meurt. Il n’est pas vaincu.

Jean Mabire.