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Théodore Hersart de La Villemarqué Le pen-sturier [1] du renouveau breton

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Le dimanche 8 décembre 1895, décédait, dans la quatre-vingt-unième année de son âge, au manoir de Keransquer en Quimperlé, Théodore Hersart de La Villemarqué. Lors de ses obsèques, en l’église même où il avait reçu le baptême, on avait entrelacé sur son cercueil, recouvert d’un simple drap noir, une branche de chêne et une branche de houx. Ainsi se perpétuait, par-delà la mort, une vieille coutume celtique.

Un tel geste honorait l’inlassable érudit à qui l’on doit un des plus extraordinaires recueils de chants populaires de toute l’Europe.

Grâce à lui, un incomparable trésor lyrique était sauvé d’un oubli définitif. Ce recueil, qui portait le nom de Barzaz Breiz, fit d’un jeune enthousiaste, à peine âgé d’une vingtaine d’années, un de ces « éveilleurs de peuples » qui ont laissé une trace fulgurante dans l’histoire. Certains chercheurs, soucieux d’une vérité prosaïquement scientifique, devaient insinuer que La Villemarqué, au lieu d’être simplement le « collecteur » de ces chants du peuple breton, en aurait été en réalité l’adaptateur et même, parfois, le créateur. Dans ce cas, il eut été lui-même un fantastique poète ! En retrouvant récemment ses carnets d’enquête, il a été possible de prouver tant sa parfaite connaissance du breton que le sérieux d’une « quête » à la fois rigoureuse et passionnée.

Le XIXe siècle a vu naître un prodigieux mouvement de découverte et d’exaltation du patrimoine, c’est-à-dire de l’essence même de toute nation. Par centaines, des historiens, des linguistes, des ethnologues, qui se disaient alors « folkloristes », ont sauvé de l’oubli les racines fondatrices de notre identité.

S’il fut alors une classe sociale qui se trouvait bien armée pour se lancer dans une telle aventure, c’était bien celle des hobereaux, petits gentilshommes de campagne, accrochés à des manoirs qui témoignaient bien davantage de leur fidélité à la terre ancestrale et à ses vertus que d’une situation de fortune confortable. Ils étaient ceux que La Varende nomme des « manants », c’est-à-dire « ceux qui demeurent » quand tout un pays se délite.

La Bretagne devait être particulièrement généreuse en hommes de cette trempe, laborieux, enthousiastes, précurseurs d’une renaissance qui devra tout à leurs travaux. Ainsi le linguiste Le Gonidec, l’historien La Borderie et, bien entendu, le plus grand de tous, celui que certains nommaient, avec une affection mêlée d’ironie : « l’archibarde », La Villemarqué.

Théodore Hersart de La Villemarqué naît à Quimperlé le 6 juillet 1815, huitième et dernier fils d’une famille de petite noblesse qui possède le manoir du Plessix-en-Nizon.

L’enfant, qui parle tout aussi bien le français que le breton, comme cela est tout naturel à cette époque, fait ses études chez les Jésuites de Saint-Anne-d’Auray, avant d’entrer au petit séminaire de Guérande, puis à celui de Nantes ; il passe son baccalauréat à Rennes et part pour Paris afin d’y faire des études de droit. Par une démarche fréquente, c’est dans la capitale du royaume, où règne alors Louis-Philippe, qu’il prend conscience de son identité de Breton, avec toute la fougue de sa jeunesse impétueuse.

Il découvre un livre publié par un ecclésiastique normand, l’abbé Gervais de La Rue : Recherches sur les ouvrages des Bardes de la Bretagne armoricaine, où l’érudit chanoine de Bayeux exalte le rôle considérable qu’auraient joué les Bretons dans la formation de la poésie française médiévale.

Que reste-t-il de ces chants ? Sont-ils toujours transmis dans la tradition orale de son pays ? Peut-on encore recueillir ces poésies populaires, d’un fantastique intérêt historique et littéraire ? Telles sont les questions que se pose un garçon qui n’a pas vingt ans.

Élève de l’École des Chartes, il décide de consacrer sa vie à une telle « quête », qui est pour lui comme la recherche de quelque Graal. Il multiplie les articles dans les petites revues et commence à parcourir les campagnes du Léon, du Trégor, de la Cornouaille ou du Vannetais pour recueillir, de la bouche des conteurs de campagne, les débris d’un véritable trésor populaire.

Il se rend en 1838 au Pays de Galles, où il reçoit l’ordination bardique des mains d’un archidruide. Avant de regagner le continent, il pèlerine à Glastonbury, où serait enterré le roi Arthur, et aussi à Stonehenge, où il découvre le plus impressionnant monument mégalithique d’Europe.

À la fin d’août 1839, il publie les deux volumes de son Barzaz Breiz. Il a vingt-quatre ans et, encore inconnu, doit éditer ce recueil à compte d’auteur. Il n’en tire que cinq cents exemplaires et mettra longtemps à les vendre. Pourtant, d’autres éditions suivront et ce livre sera traduit en anglais, en allemand, en polonais, en espagnol ou en néerlandais ; il sera partout salué comme un chef-d’œuvre.

Il faut dire que ces chants populaires sont d’une force rarement atteinte. La plupart évoquent des faits historiques et en donnent une vision d’une sauvage beauté. Qui n’a pas été impressionné par La Danse du glaive :

« Goad gwin ha korol
Did, Heol !
Goad gwin ha korol !
 »

« Sang et vin et danse,
à toi, Soleil !
Sang et vin et danse ».

Ou bien encore par Le Cygne :

« Eunn alarc’h, eunn alarc’h tre-mor,
War lein tour moal kastel Arvor !
 »

« Un cygne, un cygne d’outre-mer,
au sommet de la vieille tour du château d’Armor ! »

Dès le deuxième couplet de ce chant, qui célèbre le retour du duc Jean de Montfort en 1379, La Villemarqué révèle des sentiments pour le moins séditieux :

« Neventi vad d’ar Vretoned
Ha malloz-ru d’ar C’Hallaoued !
 »

« Heureuse nouvelle aux Bretons !
Et malédiction rouge aux Français ! »

Quant au refrain, il sonne comme de grandes clameurs lancées sur quelque champ de bataille :

« Dinn, dinn, daon ! dann emgann ! dann emgann ! »

« Dinn, dinn, daon ! au combat ! au combat ! »

Ces appels ne font guère scandale à l’époque romantique et le jeune Hersart de La Villemarqué va être un jour décoré de la Légion d’honneur et reçu membre de l’Institut de France…

Certains trouvent pourtant que ces chants sont trop beaux pour être vrais — surtout quand on compare ces superbes morceaux de bravoure avec la pauvreté de tant de chansons triviales. On va donc accuser plus ou moins directement La Villemarqué d’avoir inventé de tels élans lyriques. Il refusera toujours de répondre à ses détracteurs.

On finit par croire à une habile supercherie. Un coup de théâtre vient tout bouleverser : un spécialiste, Donatien Laurent, publie, en 1989, l’intégralité d’un cahier où La Villemarqué a noté scrupuleusement ce qu’il entendait de ses informateurs…

Certes, le collecteur a corrigé ce qui lui semblait des anomalies ou des erreurs, il a publié ces chants en une langue plus travaillée et plus normalisée que la simple transcription phonétique. Il a aussi, parfois, commis des erreurs de datation en les attribuant à des époques trop reculées.

Son parti pris et son génie ont souvent consisté à vouloir à tout prix retrouver une version « primitive ». Ce faisant, il s’est montré lui-même poète et poète de grande classe. Séparant, selon son expression « le grain de la paille », il se révèle plus artiste que critique, et même plus prophète qu’écrivain.

Ainsi, son Barzaz Breiz, va devenir en notre siècle le « petit livre rouge » d’une véritable révolution culturelle, celle qui a conduit les Bretons à se réapproprier leurs légendes, leur histoire, leurs héros, pour se choisir un destin à la dimension de leurs rêves.

[1] Pen-sturier est le titre dont se parait volontiers La Villemarqué, au sein de la confrérie Breurier-Breiz (Frères de Bretagne) et peut se traduire par « chef-pilote ». [Retour]

Jean Mabire.