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Thomas Mann Un européen hanséatique

Retour au sommaire du volume 4 des Que lire ?

Même déchu de la nationalité germanique par le régime national-socialiste, même naturalisé américain, ce qui est un comble pour un représentant aussi typique du Vieux Monde, même muré dans un égoïsme foncier que ne parvenait pas à contredire son tonitruant ralliement à la « Croisade des démocraties » en 1939, Thomas Mann reste, bon gré mal gré, le représentant le plus typique de la bourgeoisie conservatrice allemande, dans le sens le meilleur comme le pire du terme.

Il se voulut avec passion « européen », cosmopolite même, et pourtant il demeure, comme malgré lui, citoyen du Reich, par cette force de raisonnement, issue sans doute de la Réforme, qui le portait à croire qu’il pouvait incarner, à lui seul, la vérité humaine et divine. Salué comme le plus grand romancier de son pays en la première moitié de notre siècle, il a démontré, dans son exil volontaire, ce que peut devenir la volonté de puissance et l’orgueil d’une Allemagne éternelle, surtout quand elle se pare des attributs rassurants de la bonne conscience, facilement internationale et universaliste. Prétendant exercer son magistère moral sur le monde entier, il a incarné une forme subtile du plus agressif des impérialismes, celui qui se drape dans les bons sentiments humanitaires. Cela explique-t-il son ralliement au système américain ? Cet héritier de la Hanse, tenté dans sa jeunesse par les hautaines figures de l’artiste et du soldat, fut, au fond, l’incarnation littéraire d’un autre type d’homme : le négociant.

Est-on prisonnier de sa ville natale ? dans le cas des frères Mann, Heinrich et Thomas son cadet, c’est indéniable, ils appartiennent à jamais à la grande cité hanséatique de Lübeck, sur la mer Baltique, où la famille paternelle se signala dans le négoce des grains comme dans la conduite des affaires urbaines. Pourtant, leur sang germanique du Schleswig s’y parfume d’une senteur exotique ; le grand bourgeois Mann avait épousé une aristocrate brésilienne, Julia da Silva-Bruhns.

Né le 6 juin 1875 dans cette ville typique de l’Allemagne du Nord, Thomas, orphelin de père assez jeune, suit sa mère quand elle s’installe à Munich, avec ses cinq enfants.

Munich, ce n’est pas seulement pour lui la capitale de l’Allemagne méridionale, c’est aussi la porte vers le Sud, l’Italie, la Méditerranée.

Le jeune Allemand des rivages septentrionaux n’a que vingt-six ans lorsque paraît son premier roman, Les Buddenbrook. On peut penser que c’est son meilleur livre, tant est puissante cette fresque du déclin, tout au long du XIXe siècle, d’une famille du monde commerçant et grand-bourgeois de Lübeck qu’il connaissait pour en ressentir tous les réflexes, à commencer par une rigueur morale aux limites de l’hypocrisie. Il fait montre d’une vision très lucide du milieu des affaires et de l’argent-roi, où la respectabilité reste liée à la réussite financière. Cela n’empêche pas le goût de la culture.

Disciple de Wagner et de Nietzsche, le jeune romancier apparaît comme un parfait représentant d’une Allemagne wilhelmienne, naturellement fière de ses artistes, de ses savants, de ses armateurs.

Il sent pourtant combien cette puissance est fragile. Il voit venir la décadence, dès que décline la volonté, l’orgueil, l’égoïsme. Les Buddenbrook sont l’exacte peinture d’un univers impitoyable.

Qui ne « se tient pas bien » est condamné à disparaître. C’est là une vision à la fois pessimiste et énergique de la vie, qui rend finalement cette grande saga de la décadence fort salubre.

Ce sentiment tragique de l’existence se retrouve dans ces longues nouvelles — ou ces courts romans — que sont Tonio Kröger, qui évoque la solitude douloureuse d’un être d’exception, et surtout La Mort à Venise, où un écrivain, qui ressemble à l’auteur par plus d’un trait, éprouve une folle passion hors-nature (ce qui pourrait aussi se traduire par « surnaturelle », comme son philosophe préféré parlait de « surhumain »).

Quand éclate la Première Guerre mondiale, Thomas Mann a près de quarante ans. Un service militaire vite interrompu l’a éloigné définitivement du monde des armes.

Il va pourtant participer au conflit, dans le seul domaine où il est maître, celui de l’esprit. Ses Pensées de guerre et surtout ses Considérations d’un homme étranger à la politique témoignent de son adhésion à ce que le nationalisme allemand a de plus résolu et parfois de plus outrancier.

Thomas Mann passera tout le restant de sa vie à tenter de se débarrasser de cette réputation, qui a fait de lui une sorte de Barrès germanique.

Il montre un talent de polémiste, que l’âge ne fera qu’amplifier quand il défendra, à la face du monde, des idées radicalement contraires quelques années plus tard.

Le professeur Edmond Vermeil ne s’y est pas trompé quand il classe, en 1939, Thomas Mann parmi les Doctrinaires de la révolution allemande, aux côtés de Rathenau et de Keyserling.

Il pose d’emblée la distinction essentielle : « culture » équivaut à vraie spiritualité, tandis que « civilisation » veut dire mécanisation. Il exalte l’artiste et le soldat, dont il salue la rencontre dans un personnage tel que le roi Frédéric II, prototype à ses yeux du souverain éclairé. Il n’a pas alors de mots trop forts pour dénoncer la civilisation bourgeoise et marchande des Alliés. À un « humanisme de faiblesse », il oppose une réalité qui est d’abord combat. Il rêve d’une entente entre l’Allemagne et la Russie face à l’Occident, mobilisant Dostoïevski et Schopenhauer contre Jean-Jacques Rousseau.

La communauté nationale, d’essence quasi religieuse, est finalement pour lui l’héritière de l’église chrétienne. On découvre là la vision d’un protestant, issu d’une Allemagne nordique presque Scandinave.

Après la Révolution russe de 1917 et la victoire alliée de 1918, il oppose à Poincaré et à Lénine ce qu’il nomme le « Volkstaat », qui est la démocratie allemande, la seule vraie à ses yeux. Cet État serait totalitaire et hiérarchisé, mais aussi personnaliste et communautaire.

Certes, Thomas Mann se dit européen. Mais il l’est « à l’allemande », avec une égale défiance envers la vieille démocratie de l’Ouest et le jeune bolchevisme de l’Est. La recherche d’une « troisième voie » entre libéralisme et communisme rendrait à l’Allemagne son rôle de « pays du milieu ».

Cette vision, il va la développer en 1924 dans un long roman La Montagne magique. Ce livre, fort encombré de discussions interminables entre les malades d’un sanatorium, marque le début de l’évolution de Thomas Mann, qui va passer de l’exaltation de l’empire au ralliement à la république. Ses « héros » sont d’abord des porte-parole. Derrière leur confrontation, apparaissent ses choix.

Edmond Vermeil écrit : « Judaïsme, catholicisme, capitalisme et socialisme, jésuites et francs-maçons, Bernard Shaw et Henri Barbusse, c’est toujours l’esprit des internationales abstraites que Thomas Mann condamne. Il n’y voit qu’un fanatisme de la Raison, prêt à tout détruire pour réaliser ses rêves. » Hérissé par l’aspect populaire — et même prolétarien — du national-socialisme, il fustige tout autant « l’humanisme des rhéteurs » que « la barbarie des analphabètes ». Dès 1933, couronné depuis quatre ans par le prix Nobel, il quitte Munich et choisit l’exil. Il va vivre d’abord en Suisse, puis en France et enfin aux États-Unis de 1940 à 1952. Il se fera même naturaliser américain et ne reviendra en Europe que pour mourir à Zurich, le 2 août 1955, après avoir écrit un Dr Faustus, où il se révèle tel qu’en lui-même, tragiquement seul, muré dans ses certitudes et son égoïsme, persuadé sans doute d’être le Goethe de son siècle.

À la fois prophète et dilettante, il apparaît aujourd’hui fort démodé, mais peut-être précurseur.

Jean Mabire.